Tour de magie

Ça commence comme un tour de magie. La scène noire est presque vide. Il n'y a aucun spectateur sauf toi, au milieu du premier rang, face au centre d'une scène noire et presque vide. Les planches grincent alors que le personnage principal de la pièce s'avance dans un silence lugubre. Tu aimerais qu'une musique accompagne ces pas glacés qui heurtent lentement le plancher, alors que s'avance sur une scène presque vide le personnage principal de cette pièce macabre. Tu cherches déjà quel est le secret enfoui dans cette mise en scène, assis au premier rang, au centre d'un théâtre vide.

Il y a un axe. Un axe qui relie le rai de lumière au centre de la scène. Il y a un axe qui naît derrière toi, dans la chaleur d'un projecteur, loin derrière toi. Cette ligne directrice traverse un théâtre sombre et vide au centre duquel tu te tiens assis, au premier rang. Cet axe passe au dessus de ta tête, matérialisé par un rai de lumière qui vient se mourir en un cercle déformé sur les planches noires au centre de la scène.

Là, dans un cercle de lumière projetée du fond de nulle part, se tient droit, un homme. L'unique créature vivante d'un théâtre de magie. Il porte un haut de forme. Son visage émacié et glabre ne présente aucune expression. Il est. Parfaitement impassible. Il se tient droit face à toi, regardant au loin, les yeux perdus sur une ligne d'horizon inexistante. Il ne cille pas malgré la lumière concentrée qui l'entoure. L'homme est vêtu d'un frac et d'une chemise amidonnée blanche, d'un haut de forme et ses mains restent cachées dans son dos. Il déglutit. Sa pomme d'Adam ondule selon un axe étrange. Un axe surnaturel. Cette masse de cartilage glisse sous sa peau terne et sèche, un peu grisâtre. Sa pomme d'Adam est pointue et tu as l'impression qu'elle pourrait déchirer la peau sèche et grise, terne de sa gorge.

Le magicien est un fil conducteur dans ce rêve. Suis chacun de ses gestes. Il y a un secret enfoui au plus profond de toi. Tu entends une musique qui règne tout autour de toi. Quelque chose d'imposant, d'inquiétant. Le théâtre vide se joue de toi. Tu n'es pas présent, tu n'assistes pas à une représentation dans une salle noire et vide. Tu aimerais voir le riche décor pourpre des velours sur les murs. Tu voudrais imaginer un lustre de cristal qui capterait et diffuserait la lumière vive d'un projecteur. Un lustre de cristal qui éclaterait la lumière en une mosaïque de points lumineux. Tu pourrais presque suivre chacun d'eux ; ils illumineraient les sourires de centaines de convives, éblouiraient les yeux grands ouverts de dizaines d'enfants émerveillés par le spectacle qui ne se joue pas devant toi.

L'homme sur la scène vide et noire s'est retourné dans un mouvement sec et rapide. Tu n'as pas pu voir ses mains. Tu te persuades du contraire : tu as vu ses mains. Elles étaient gantées de blanc. Quelqu'un t'a dit de ne pas perdre de vue le moindre geste du magicien.

Au milieu d'un cercle de lumière, au centre d'une scène vide et noire, face au premier rang, un magicien en frac et haut de forme regarde par derrière son épaule un spectateur absent. Il se retourne lentement et tend une main au dessus d'une cage métallique posée sur un pupitre recouvert d'une tenture de velours blanche. Il fait un pas pour se placer dans l'axe de la lumière et du pupitre. Sa tête est exactement au dessus de la cage de métal. On peut voir sa chemise au travers des fins barreaux dorés d'une cage métallique.

On ne peut voir ce tour que de ce seul endroit du théâtre. Ce soir, le magicien ne va jouer que pour toi. Ouvre grands les yeux, il y a un secret enfoui à découvrir.

Te souviens-tu de ce jour, où enfant, une camionnette s'était arrêtée devant la pelouse de ta maison ? Deux ou trois hommes en étaient sortis. Il portaient d'épais blousons rembourrés par dessus leurs bleus de travail. C'était l'hiver. Un magnifique jour d'hiver ensoleillé et il faisait froid. Très froid. Le soleil d'hiver. Les hommes ont traversé le jardin. Ils ont marché le long de l'allée, leurs pas crissaient sur les graviers de l'allée qui menait de la rue vers la porte d'entrée de ta maison. Les hommes en bleus de travail ont sonné au carillon de la porte d'entrée. Tu as entendus ta mère ouvrir la porte et leur parler. Il y avait un sourire aimable dans sa voix.

Te souviens-tu comme tu aimais le sourire de ta mère en décembre, lorsque enfant, elle préparait son thé dans la cuisine avant de te rejoindre dans le salon ? Elle entrait dans la pièce lumineuse d'un pas lent et hypnotique. Ses jambes marquaient doucement chaque pas qui s'étouffaient sur l'épaisse moquette de laine beige. Elle portait une tasse de thé fumant à la main. Lentement elle s'asseyait sur le canapé de cuir blanc avant de replier ses genoux. Elle laissait tomber ses chaussons de soie sur la moquette et aucun bruit ne régnait dans cet espace de lumière, si ce n'est le feu qui crépitait dans la cheminée pour vous protéger du froid de décembre. Toi, tu jouais, assis à même la moquette. Tes jouets étaient de bois, colorés et vernis. Des couleurs vives et peintes sur un bois léger et solide. Tu détestais voir les détails des fissures dans le vernis usé, les coins et les bords légèrement enfoncés qui ruinaient la symétrie de tes jouets. Tu t'en voulais lorsque, enfant, tu laissais tomber tes jouets de bois. Ils étaient abîmés. Légèrement. Seul toi pouvais percevoir ces infimes fissures dans la perfection de ton enfance, tandis que ta mère posait une tasse de thé fumante sur le bord d'une table basse toute de verre et de laiton. Elle se penchait en avant, les genoux repliés sous elle, dans son canapé confortable de cuir blanc. Ta mère tendait une main blanche et délicate vers un épais livre qu'elle saisissait et ouvrait. Elle se plongeait dans la lecture et t'abandonnait des heures durant, lorsque, enfant, tu pleurais en silence sur la laine d'une moquette beige, tes jouets détruits entre tes mains trop petites.

Il y avait un sourire aimable dans la voix de ta mère quand les hommes en bleus de travail sont entrés dans ton enfance. Ta mère se tenait dans l'embrasure de la porte. Elle venait de la cuisine, une tasse de thé fumante à la main. Ses cheveux bouclés, blonds, son sourire aimable, sa chemise impeccable ouverte sur sa gorge blanche. Les hommes se sont emparés des cartons. Ils en ont pris un chacun à tour de rôle. Ils ont dansé dans le couloir, emportant les cartons et tes jouets perdus et fissurés.

Tu as beaucoup pleuré ce jour là. Te souviens-tu pourquoi ?
Parce qu'il y avait un secret enfoui dans les fissures du bois vernis. Regarde bien chaque geste du magicien. N'en perds pas un seul.

Tu te tiens au centre d'une scène noire, face à un public invisible. Tes mains opèrent chaque geste avec la dextérité silencieuse d'un magicien à l'œuvre.

D'abord la cage. Puis le pupitre recouvert de velours. D'ici un instant tu vas faire apparaître un secret. Que personne ne verra. Un secret enfoui dans un souvenir d'enfance, dans les volutes d'une tasse de thé fumante.

D'un geste tu fais disparaître la cage de métal aux barreaux dorés. Le théâtre est vide, face à toi au premier rang il y a