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 Dehors, le monde inondé de bleu

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Goldmund

Goldmund


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MessageSujet: Dehors, le monde inondé de bleu   Dehors, le monde inondé de bleu Icon_minitimeSam 19 Sep - 21:28

Spoiler:


Dehors, le monde inondé de bleu.



Un vent spectral balayait une terre de saphir. Plus de nuages, le ciel avait disparu. Il s’était déversé sur la terre en envahissant tout l’espace, comme si ce trop-plein d’azur l’avait fait déborder. Les formes, les images semblaient liées dans une profonde et étincelante unité, sous le bleu éthéré de ces lumières d’automne.

C’est le matin. On l’entraîne le long d’un petit chemin de terre qui serpente à travers les sous-bois. La main qui serre la sienne n’avait jamais été aussi froide qu’en cet instant. S’il lui arrive de temps à autre de poser sur le jeune homme un regard perplexe, à peine ce dernier lui prête-t-il attention depuis qu’ils ont quitté l’immeuble. Chaque fibre de son être aspire à suivre le courant, à éviter les écueils - atteindre les masses de béton dans lesquels il pourra se perdre, se noyer et disparaître enfin, coulé dans les surfaces.

De perplexe, le regard de la jeune fille se fait interlope. Au fond, se disait-elle, tout ce mouvement n’avait été qu’un leurre, une vague tromperie. Un geste qui tend vers l’immobilité peut-il seulement être qualifié de mouvement ?

Le chemin s‘interrompt, le bruit la sort un instant de sa rêverie : ils sont en plein cœur du complexe maintenant. Une multitude de formes qui marchent solennellement, obéissant à une logique inhumaine. La bête – ainsi lui apparaissent tous ces gens désormais – repose pesamment sur le sol. Son souffle gronde, ses membres frémissent selon l’inclination de la masse. Le long de ses bras tentaculaires, de multiples aspérités se contractent et explosent à intervalles réguliers. Mécaniquement, elle libère une foule toujours plus opaque de créatures inférieures, le regard encore empli des boyaux de leur géniteur. Figés et aveugles à la fois, offerts tout entiers à leur destination : ils s’entrecroisent eux aussi, mais ne se rencontrent jamais.

Ce n’est pas sans une certaine anxiété qu’elle se laisse guider. Le jeune homme s’efforce maintenant de lui sourire : un pauvre sourire, une crispation. Ils s’embrassent. Ce n’est qu’une séparation de plus et déjà, celui-ci a bien du mal à se détacher de sa route, ne serait-ce que le temps d’un adieu. C’est une étrange pression, une sorte de magnétisme qui les éloigne l’un de l’autre, qui les repousse - avec douceur - vers leur destination respective. Qu’ont-ils à dire ? que sont-ils face à une si grandiose et absurde création ? Moins que rien. On croit être libre du chemin, se dit-elle naïvement, et on l’est un instant, c’est vrai, jusqu’à ce que la bête décide du premier pas. Alors, eh bien, il est déjà trop tard. Les mots nous lâchent. On baisse les yeux. On se laisse porter.

Le jeune homme disparaît, avalé par la bête, ou par la foule, ou par les deux à la fois : peu importe, il n’existe plus. Il est victime du cannibalisme mondain, de l’usure et aussi, un peu, du quotidien. Elle se demande quand tout cela a commencé, et sans doute lui aussi, à ce moment précis, se pose-t-il cette question. Peut-être n’a-t-elle jamais été autre chose qu’une présence au fond, et lui, une main fermée sur une main. Peut-être… mais petit à petit, tout s’efface et on n’est plus bien sûr. On oublie ce jour, anodin, et cet autre jour ; c'est une inflexion de la voix, infime ; c’est une pensée un peu plus tendre que les autres, un peu moins indifférente, dissipée ; jusqu’à ce que tout devienne flou. Alors il ne reste plus rien. Plus rien d’autre qu’elle au milieu de toutes ces formes. Les masses, les gestes, les visages, les monstres, les sons, les silences, les instants ; et puis, quelque part, toujours présent, un néant pour se moquer d’elle.

Sourire timide, elle vient de se rappeler soudain qu’elle a un rendez-vous ; il faut se mettre en route sans plus tarder. D’un pas assuré, c’est la foule qui se referme sur elle.


Dernière édition par Goldmund le Dim 20 Sep - 2:28, édité 1 fois
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Lepzulnag

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MessageSujet: Re: Dehors, le monde inondé de bleu   Dehors, le monde inondé de bleu Icon_minitimeDim 20 Sep - 1:20

J'aime beaucoup cette "antiquité". J'ai plus apprécié la découvrir que ton "Du mot interdit au secret de polichinelle". Merci à Lui/Elle, mais surtout merci à toi.

Le monde décrit est à la fois beau et triste, poétique et mécanique. Il m'a tout de suite charmé.


Avant tout, trois petites remarques de forme :
Goldmund a écrit:
[...], comme si ce trop plein (trop-plein) d’azur l’avait fait déborder.
À moins que c'était un choix poétique ?

Goldmund a écrit:
S’il lui arrive de temps à autre de poser sur le jeune homme un regard perplexe, lui ne lui prête plus guère attention depuis qu’ils ont quitté l’immeuble.
Sous la luimière jaune, les "lui" luisent.

Goldmund a écrit:
On l’entraîne le long d’un petit chemin de terre qui serpente à travers les sous-bois.
Goldmund a écrit:
Ce n’est pas sans une certaine anxiété qu’elle se laisse entraîner.



Ensuite, mes questions Blagueur

- Pourquoi l'emploi de l'imparfait dans le premier paragraphe ? Je suis sûr qu'il y a une raison. Qu'est-ce que tu penses d'une version (majoritairement) au présent :

"Un vent spectral balaye une terre de saphir. Plus de nuages, le ciel avait disparu depuis longtemps. Il s’était déversé sur la terre en envahissant tout l’espace, comme si ce trop plein d’azur l’avait fait déborder. Les formes, les images semblent depuis liées dans une profonde et étincelante unité, sous le bleu éthéré de ces lumières d’automne.

C’est le matin. [...]"



- Quel sens donnes-tu à "interlope" dans cette phrase ?
Goldmund a écrit:
De perplexe, le regard de la jeune fille se fait interlope.
Je ne connaissais pas le mot, du coup je suis allé m'informer sur le wiktionnaire. Apparemment, ça signifie quelque chose comme : louche - suspect - hors de la légalité.
Donc un regard interlope m'apparaît comme le regard de quelqu'un qui sait qu'il a fait quelque chose de mal/d'illégal.


- Et ici, ne trouves-tu pas qu'usure et qutodien veulent dire plus ou moins la même chose ? L'usure, à l'instar de l'érosion, est une fatigue qui implique une tâche répétitive dans le temps, autrement dit, un quotidien.
Goldmund a écrit:
Il est victime du cannibalisme mondain, de l’usure et aussi, un peu, du quotidien.
S'il n'est pas question de l'usure du quotidien, il faudrait préciser de quelle usure il s'agit.


- Aaah, le dernier paragraphe. Il a l'air super important, pourtant je n'ai pas réussi à le comprendre. Quel est donc ce fameux rendez-vous ?
Goldmund a écrit:
Sourire timide, elle vient de se rappeler soudain qu’elle a un rendez-vous ; il faut se mettre en route sans plus tarder. D’un pas assuré, c’est la foule qui se referme sur elle.
L'explication que je me suis trouvé qui me plaisait le plus est la suivante :
Elle a un rendez-vous avec un nouvel homme. Le fait qu'elle ne lui ait jamais parlé avant rend le tout encore plus "mécanique", on retrouve bien cet aspect absurde de marcher pour rien. De même, l'ancienne rencontre comme la suivante y perdent tout intérêt ; elles aussi sont perdues dans la masse et la répétitivité.
C'est bien ça que tu voulais dire ?

Enfin, je suppose que c'est elle qui a un "pas assuré". Mais vu la façon dont c'est tourné, on se demande si ce n'est pas la foule, qui l'immerge d'un pas assuré.
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Goldmund

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MessageSujet: Re: Dehors, le monde inondé de bleu   Dehors, le monde inondé de bleu Icon_minitimeDim 20 Sep - 3:14

Des corrections bienvenues, merci lepzulnag.

Citation :
Pourquoi l'emploi de l'imparfait dans le premier paragraphe ? Je suis sûr qu'il y a une raison. Qu'est-ce que tu penses d'une version (majoritairement) au présent

C’est un sujet que j’ai justement évoqué sur le Skype de Ter Aelis ce soir. Ce premier paragraphe est à part dans le texte :
- du point de vue des temps, tu as bien remarqué que le passage était à l’imparfait alors que le reste est au présent
- du point de vue du style, plutôt « poétique » et contemplatif (le reste de la nouvelle est plus rugueux, avec des phrases brèves, parfois un peu orales).
- du point de vue de la narration, il ne fait absolument pas progresser l’histoire, d’ailleurs le paysage qu’il met en place « détonne » avec l’image qui est faite plus tard du complexe universitaire

Ce paragraphe est en fait un pastiche des Correspondances de Baudelaire. Je le voyais comme une « frontière » par laquelle on entrait doucement dans l’univers artificiel de la fiction : il y a une petite part d’ironie dans cette entrée en matière (« le saphir », « l’azur »), mais il s’agissait aussi pour moi de jeter dès le début cet éclairage bleu violent qui m’a donné envie d’écrire ce jour-là. Le recours brutal au présent, au paragraphe suivant, dans une phrase brève et assez triviale (« C’est le matin ») produit une rupture, un sentiment de « réveil », avec ce qu’il peut avoir de précipitation, de légère angoisse : mes personnages sont en retard, ou en tout cas pressés. D’une certaine manière, « C’est le matin » substitue à la poésie un peu évanescente de mon ouverture baudelairienne l’urgence du quotidien.

Citation :
Quel sens donnes-tu à "interlope" dans cette phrase ?

Ta définition et ton interprétation de « interlope » sont tout à fait correctes.

Citation :
S'il n'est pas question de l'usure du quotidien, il faudrait préciser de quelle usure il s'agit.

Ce texte est (très) vieux, il y a un certain nombre de phrases que je « n’assume » pas. Celle-ci en fait partie, elle est idiote. Pour la changer, il faudrait que je réécrive un petit bout du texte : je ne sais pas si j'en ai envie, je n'écris plus de toute façon.

Citation :
Aaah, le dernier paragraphe. Il a l'air super important, pourtant je n'ai pas réussi à le comprendre. Quel est donc ce fameux rendez-vous ?

Peu importe, il suffit qu’elle aussi ait un rendez-vous (professionnel, amical, amoureux) pour devenir comme les autres : une silhouette pressée qui marche dans la rue sans prêter attention à ce qui se passe autour d’elle, prisonnière de sa destination, de ses obligations. Elle fait désormais partie de la « bête » (de la foule) elle aussi. Son « sourire » est une résignation : le plaisir de celui qui rentre enfin dans le rang et jouit d’être misérable, mais misérable juste comme tout le monde, ni plus ni moins.

Citation :
Enfin, je suppose que c'est elle qui a un "pas assuré". Mais vu la façon dont c'est tourné, on se demande si ce n'est pas la foule, qui l'immerge d'un pas assuré.

On s’attend bien sûr à ce que ce soit la protagoniste qui marche « d’un pas assuré », c’est ce que la logique de la première proposition laisse entendre (elle vient de se souvenir qu’elle avait un rendez-vous), mais précisément, c’est bien la foule qui agit ici, c’est la foule qui se referme sur elle et qui l’avale. Elle croit être active en meublant son temps libre de toutes ces "choses à faire", mais elle est passive, noyée dans la masse, interchangeable. Le mot de « chute » serait un peu exagéré ici, mais disons c’est un effet de surprise : leur couple vient de se dissoudre, ils ne sont pas tristes, le tourbillon du quotidien les abrutit suffisamment pour qu’ils ne comprennent pas ce qui leur arrive.

C’est l’histoire de deux personnes qui se trouvent et se perdent finalement quand elles cessent d’être des individus. Cette réflexion sur le singulier et le pluriel, l’unique et le commun, l’individu et la foule était importante pour moi quand j’ai rédigé cette nouvelle, comme elle peut l’être chez tout adolescent je crois.
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MessageSujet: Re: Dehors, le monde inondé de bleu   Dehors, le monde inondé de bleu Icon_minitime

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