Fabuleux Mondes Incertains

y0otsuba fit une pause dans sa délectation, regarda Cassiopée et lui chuchota quelque chose à l'oreille...


Cassiopée regarda la femme qui venait de s’asseoir à ses côtés mais ne prononça pas un mot. Seuls ses yeux pétillèrent de malice en entendant ce qu’elle lui suggérait.
Alors, elle appela d’un geste le garçon :

- Un monaco, je vous prie.

Cassiopée avait été fort surprise quand un bambin était venu le matin même lui remettre une lettre.
Celle-ci était très succincte : un simple rendez-vous dans le troquet Romantika et un nom : Miss Yootsuba.

Bien que le troquet soit le lieu des rendez-vous galants ou peut-être pour cela, la Dame des Etoiles n’avait pas hésité dans son choix.

Pour une raison qu’elle ignorait, Yootsuba était un nom qui lui évoquait les Confins de Sul Nar et les plateaux arides au large du désert de sel.
Mais la femme encapuchonnée ne lui avait pas encore révélé sa face. Serait-ce un visage empreint de soleil et tannée par le vent ?

Le verre de monaco lui fut servi accompagné d’une coupe de fruits dorés. Elle sirota du bout de sa paille la boisson au couleur du sang et ferma les yeux.
Cette sensation sans pareil du fruité pétillant, mélangé à l’aigreur du houblon lui rappelait sa confrérie et son sang sembla se gonfler dans le sentiment d’amour qui l’envahit.

-Hmm, je n’ajouterai rien… dit-elle à la femme. Elle lui décocha seulement un regard étincelant.

Vous désiriez me voir ?

Tout en sirotant calmement son Monaco, Cassiopée observait avec une attention croissante la femme qui lui faisait face.

L’ambiance feutrée et silencieuse du troquet alourdissait lentement l’atmosphère qui les enveloppait. Les regards chargés du trouble de l’inconnu commençaient à peser sur les âmes.
Cassiopée méditait sur les mots de yootsuba.
Bien-sûr qu’un secret devait rester un secret si tel était sa destinée, mais le mystère entourait tant la femme que Cassiopée avait envie de la dévêtir pour la voir.
Pourtant, elle retenait sa volonté de visiter ses pensées. Elle se contenta de se voiler elle-même. Et la brume qui l’entoura rafraichit alors l’atmosphère.

Elle en soupira d’aise.

-Il est des secrets qui peuvent nous mener vers des lieux si incertains que nous pouvons nous y perdre à tout jamais.
Que diriez-vous de me laisser voir votre visage et de retirer cette capuche qui vous cache à la vue ?

La jeune fille posa sa main sur son épaule et Cassiopée ébaucha un geste de recul qu’elle contrôla cependant. Il en advint une contraction de tout son corps au contact charnel qui s’opérait.
La peau était douce mais la main se contentait d’effleurer sans empoigner.
La caresse eut un effet électrisant. Cassiopée se redressa et ses yeux tentèrent de percer le mystère sans toutefois agir réellement.
Tout son comportement ne fut que retenue.

La lumière tamisée vira au rosé et les teintes se gorgèrent de timidité.

Détournant le visage pour ne pas avoir à arracher elle-même la capuche qui lui refusait la découverte de la femme qui lui parlait, elle concentra son attention sur le pianiste qui jouait à présent du Berlioz.

-J’ai reçu ce matin une lettre de votre part. Vous sembliez désireuse de me voir. Je suis venue. Mais maintenant ? Que fais-je ? Je me contente d’un secret qui pourrait vous perdre autant que moi s’il était révélé et je rentre chez moi ?
Que dois-je faire de ce secret ? Le mettre en boite étanche et l’oublier ?

Cassiopée s’était levée en prononçant ces mots. Elle dominait maintenant yootsuba de tout sa haute stature.
Repoussant le fauteuil douillet qu’elle trouvait tout d’un coup très inconfortable, elle esquissa un geste vers la sortie avant de dire :

-Le Monaco n’a rien d’une boisson anecdotique.

Le regard dans le vide à tenter de se souvenir, Cassiopée perdit tout à coup patience.
Son visage calme et digne se figea alors un instant pour s’animer et jeter des éclairs.

-Peut-être que tu me reconnais, mais je vois si peu de toi que je suis incapable de savoir qui tu es, si je t’ai un jour connue.
Tu dis dans ton message que notre rencontre est urgente. Je suis devant toi, que me veux-tu ?
Si tu ne voulais qu’une confirmation de mon existence : la voici. Laisse-moi alors me retirer. Sinon, sois un peu plus explicite que je comprenne l’urgence qui m’a imposé ce déplacement.

Sans la main encore posée sur son bras, Cassiopée aurait tourné ses pas vers la sortie sans chercher à s’enquérir plus avant des motivations de cette femme qui semblait incapable de livrer une quelconque information raisonnable.
Mais la fine main qui la retenait semblait presque frêle et dénotait une noblesse que la cape couvrait de toute son ombre.

Elle prit la main de la femme dans la sienne sans que celle-ci n’ébauche un signe de refus et la retourna de manière à contempler la paume. Les lignes qui la parcouraient s’enchevêtraient en sinuosités étonnantes et Cassiopée souleva une paupière pour observer sa propriétaire. Mais la tête baissée de Yootsuba ne lui laissait apercevoir que le tissu d’une capuche sombre et opaque.

Lâchant brusquement la main, elle décida de s’asseoir de manière à faire face à son interlocutrice.

-Que me veux-tu ?

Yootsuba….

Le nom écrit sur le fin poignet de la femme n’inspirait aucun souvenir à Cassiopée.
Il n’évoquait qu’un inconnu sans réponse.
N’y tenant plus, Cassiopée avait abaissé le capuchon afin de libérer le visage tenu caché.
La surprise révélée fut à la hauteur de l’attente.

-Oh ! Tu es une nymphe ? Tu viens des fabuleux mondes incertains ?

L’émotion avait envahi Cassiopée. Une foule de pensées se bousculaient dans sa tête, toutes réminiscences d’une très lointaine enfance.

Sa mère l’avait menée là-bas alors qu’elle était très jeune. Si jeune que sa mémoire l’avait oublié. Les longs cheveux verts de la fille et ses yeux aussi limpides que l’eau fraîche lui avait ouvert un passage vers des souvenirs et elle s’y engouffrait avec avidité.

Les fabuleux mondes incertains, ainsi nommé parce qu’ils n’avaient pas d’ancrage propre, ils voguaient entre deux mondes si ce n’est plus et seuls les plus sages et savants savaient les trouver.

-Tu as connu Malec, ma mère ? Ta mère l’a connue ?

Cassiopée pointait des yeux suppliants vers Yootsuba dans l’attente d’une réponse.

Ma route a été longue jusqu'à toi....
Cassiopée laissait ces mots doucement l'atteindre.

L’arrivée de Sanz n’était pas étonnante. Il était, comme elle, à l’affut de l’inconnu. Cet inconnu qui devrait les guider vers l’Autre et l’Autrement.
Pour Cassiopée, il représentait une maille au tissage, pour Sanz une quête infinie dans sa faim insatiable.
Elle ne fut donc pas surprise de le voir surgir à ses côtés.
Les traces sanguinolentes qui le balafraient l’effrayaient plus. Sanz ne se nourrissait guère de la chair animale. Il dépeçait plutôt quelque proie humaine afin de se délecter de son âme.
Elle se demandait pourquoi il lui refusait l’accès aux Fabuleux Mondes Incertains. Le souvenir qu’elle gardait d’eux avait imprégné son corps présent. Elle gardait sur l’épaule droite un symbole tracé par Gl’umah la folle qui l’avait adopté comme l’une des siennes. Elle pouvait voir cette marque chaque jour. Ces mondes n’étaient pas seulement oniriques, ils avaient emprise sur le réel.

Qu’avait-il dévoré réellement ?

Un moment détournée par l’arrivée de son Confrère, Cassiopée concentra son attention vers Y0otsuba.
La nymphe avait les traits frêles et légers de ses congénères, mais sur son visage fatigué, ses yeux immenses et liquides semblaient deux puits d’interrogation.

- Malec est ma mère.
Serais-tu capable de retrouver les traces des Fabuleux Mondes Incertains ? Pourrais-tu retrouver l’odeur des fleurs et la chaleur des soleils ? Pourrais-tu m’y mener ?

Mais après avoir émis cette interrogation, un doute l’assaillit. Elle se tourna vers Sanz les sourcils froncés.

-Tu sais où ils se trouvent ?

Peut-être le miroir qu'il lui faisait observer était-il trop violent, mais la vérité est souvent la seule voie pour avancer.

L’esprit tourné vers quelque bribe d’un passé qu’elle doutait d’avoir vécu, Cassiopée mourait d’envie de se lancer sur la route à l’instant. Mais elle était la seule à ne pas connaître le lieu de sa destination. L’unique envie de retrouver un souvenir qui l’avait quitté comme tous les souvenirs qui concernaient ta petite enfance la guidait. Le temps en avait sans doute fait son œuvre. Il ne lui restait qu’un nom et une marque sur le corps accompagnés d’un sentiment de beauté.
Elle aurait voulu faire confiance en Y0otsuba. Mais comment préjuger des croyances d’une fille sortie des eaux et sans doute passée par les nimbes avant de se présenter devant elle ? Comment considérer cette personne qui faisait d’elle-même son seul point de référence en ce monde ?

- Tu ne veux pas que Sanz nous guide vers les mondes anciens, mais je crains que tu ne sois pas capable de nous mener. Je connais les Vents qui baignent les gorges d’Yamek. Ils sont turbulents et inconséquents. Ils sont si sensibles aux dénivelés et aux masses qui descendent des Monts de l’Irgouzt qu’il est presque impossible de les suivre sans se perdre. Ils forment d’immenses flaques sombres au milieu d’un pauvre tapis de vents un peu fous. J’aime m’y retrouver car ils alimentent facilement mon sommeil, mais je les sais traitres et décourageants.
Comment comptes-tu t’y prendre pour atteindre les Fabuleux Mondes Incertains ? Tu en connais encore le chemin ? Es-tu certaine que Sanz ne t’a pas seulement conté une vérité que tu ne veux pas entendre ?

Cassiopée savait que Sanz n’avait fait que décrire l’un des mondes par lequel il était passé et sans doute cette réalité était-elle aussi vraie que toute autre. Elle craignait de partir sans l’aide du Sang. Si les dragons ne pouvaient s’aventurer sur cette route, elles risquaient de se retrouver seules face à des dangers qu’elles ne pourraient pas surmonter.

Si inconscientes dans le fond, il est des vies comme des mondes ou des mondes dont l’étoffe est la vie.

Les Fabuleux Mondes Incertains avaient la réputation d’être des noyaux de vie. Ils s’associaient en grappe mais sans jamais se fixer. Voyager ou tenter de les rejoindre équivalait à accepter la perte des repères. Les plus sages vantaient leur fraicheur autant que les échardes qui se plantaient dans les aventuriers trop téméraires. Certains en revenaient estropiés, d’autres apaisés ou libérés de quelques maux inconnus.

Cassiopée ne craignait pas le lieu. Elle ne savait comment l’atteindre. Sa mère lui avait bien donné en souvenir quelques passages, mais il n’était pas certain qu’après tant d’années l’endroit ait conservé le même potentiel d’ouverture. Sanz leur avait décrit un monde ravagé.

-Je crois que nous devrons voir de nous même si Les Fabuleux Mondes Incertains sont devenus le Domaine du Monstre ainsi que nous l’annonce Sanz. Mais ne crains-tu pas d’y perdre tes derniers espoirs ? Ton futur est peut-être lié intimement à ce que tu peux y découvrir.

Yootsuba n’avait pas répondu. Elle avait resserré sa longue crinière verte qui dévalait ses épaules sur son dos avant de remonter lentement la capuche sur sa tête. Ses yeux dont la limpidité incitaient Cassiopée à y plonger, n’avait pas quitté la Dame des étoiles. Ils enfermaient une peine que la gardienne du Sang ne voulait pas encore voir, mais qui l’obligeait à l’accompagner.

Il n’était pas utile de s’affronter verbalement quand l’inconscient s’alliait. Elles savaient toutes deux que leur chemin était à présent lié quoiqu’il advienne.

Peut-être était-ce parce que l’inconscient leur ouvrait le chemin, qu’inconsciemment, Cassiopée tournait ses pensées vers celui qui pouvait les guider à travers le dédale du temps.

Yootsuba sortit du troquet, Cassiopée la suivait de près quand le vent vint les frapper au visage.

- Il est des rêves où moi-même je n’ai pas ma place.

Telle était la réponse mentale d’Issac au questionnement de Cassiopée qui s’étonnait de ne pas pouvoir poursuivre sa route vers les Fabuleux Mondes Inconnus en compagnie d’un dragon du Sang.

Cassiopée aurait voulu trouver la réponse à ses questions en plongeant dans l’esprit d’Issac, mais elle n’y trouvait qu’un noir dessein couvert de suffisamment de brumes pour lui demeurer illisible. Et quand elle tournait son esprit vers celui de Sanz, elle y lisait la cruelle faim qui jamais ne s’assouvissait et venait envahir le moindre de ses rêves.

La descente fulgurante du phénix laissait présager un atterrissage épique quand ils passèrent violemment et sans en être prévenus dans une faille temporelle.
La pensée de Cassiopée se figea un bref instant. Le temps pour elle de réaliser qu’elle n’avait plus aucune perception et que la peur qui d’un seul coup l’imprégnait n’était pas la sienne.
Seule sa pensée semblait prendre une quelconque cohérence. Elle n’avait plus la moindre sensation de son corps, elle était perdue, comme à chacun de ses passages dans le Néant.

Elle aurait voulu rassurer Y0otsuba. Lui dire que ce n’était qu’un court moment sans repère, que la peur qui l’avait prise au ventre ne durerait pas, mais le Néant l’étreignait, la gainait d’impuissance.

Elle ne reçut aucun signal pour lui indiquer qu’elle pénétrait dans un monde nouveau. Il faut simplement là, autour d’eux. Le phénix leur avait ouvert la porte d’un ciel aux couleurs d’or. Aucun nuage ne le parcourait, mais il était zébré de longues déchirures d’un bleu aux teintes de lagons dans lequel venaient s’inscrire des constellations de scintillements bleu électrique.

Cramponnées au phénix, leurs esprits sortaient d’un vide cauchemardesque pour se glisser dans un univers qui leur était totalement inconnu, fantasmagorique.

Alors que le phénix poursuivait son vol direct vers le sol telle une fusée, elle glissa à Y0otsuba qui tremblait comme une feuille :

-Nous sommes passés par une faille temporelle. La proximité du Vide total est assez violente pour la chair, mais ce passage peut nous permettre d’atteindre notre but. Du moins, je l’espère.

Cassiopée se sentait impuissante sans sa ressource magique. Il ne lui restait que l’expédient inépuisable d’une énergie cumulée au long fil éternel du temps. Pourtant, elle sentait la colère l’envahir et ses yeux lançaient les éclairs d’un orage mental qui grandissait en elle.
Les gardiens les avaient plus jetées que déposées dans une salle avant d’en fermer hermétiquement l’entrée et de se poster sur le seuil.
Tout en grommelant intérieurement, elle détaillait chaque parcelle de l’espace dans lequel elles avaient atterri. La chambre était circulaire et une multitude de colonnes étroites étaient remplies de livres
Autour d’elle, l’Univers de glace semblait avoir remplacé la pierre. Les parois reflétaient les ombres passantes sur des teintes turquoise, humides et luisantes. Une lumière étrange baignait la pièce et donnait à Cassiopée l’impression de se trouver au fond d’une piscine dans laquelle l’eau était sèche.
Pourtant, un immense lit occupait le centre de la salle. Il était recouvert de grandes fourrures moelleuses, blanches, mouchetées par endroits de petites taches noires et fauves. De hauts voiles protecteurs appelaient son âme au repos.
Le sol lui-même était entièrement dissimulé derrière un gros tapis blanc comme neige aux longs poils duveteux. Quelques coffres finement sculptés dans un bois sombre et satiné s’ouvraient sur de douillettes couvertures, sur des soieries riches, moirées aux couleurs des eaux, ou de vaisselles dorées ornées de bijoux scintillants.

Elle s’approcha de Y0otsuba qui sortait une couverture de duvet de cygne pour s’en couvrir les épaules et gronda :

- Mais, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Quelle faille peut nous mener ici face à ce Sanz qui m’est quasiment étranger ? As-tu vu ces yeux ? Et cette bête sortie d’un autre monde ?

Elle tournait maintenant dans la pièce comme un lion dans sa cage. Elle considérait chacun des éléments qui modelaient le décor, chaque instant passé depuis leur sortie du Néant. Elle examinait, spéculait, ruminait, gambergeait mais n’aboutissait pas.

Elle arrêta brutalement sa ronde et s’exclama :

- Non ! Je suis sûre que rien ne va ici !!

Ses sourcils étaient froncés et sa physionomie soucieuse.