Acte II
1
La cité de l'Humanité, 2010
Sur le monde de New Wales, s'élevait l'une des sept merveilles galactiques. Une ville toute en courbes et en verticalité, où les bâtiments semblaient ne jamais avoir de limites et s’emmêler en eux, comme dans une de ses illusions d'optique où les objets sont impossibles à dénombrer.
Depuis sa fondation, vingt ans avaient suffi pour que la cité de l'Humanité devienne la plus grande ville de toutes celles que l'homme a érigé. C'était la capitale économique de la galaxie et le centre de la nouvelle culture créée par les unités cognitives, mais également la ville rassemblant la majorité des chantiers spationavals de la galaxie, et comprenant une multitude de ports orbitaux, reliées par des câbles au sommet de la cité qui culminait à dix kilomètres dans la stratosphère.
Tout cela parce l'Humanité Branchée y avait établi son quartier général.
C'est ce que voyait Patrick Wilson par les fenêtres de son taxi à poussée d'Archimède qui se rapprochait de la métropole géante.
Patrick était un jeune homme de vingt ans qui n'avait pas connu le temps des trois puissances et de la guerre galactique. Il était né dans un monde de paix forcée, maintenue par l'impossibilité de voyager dans l'espace autrement que par le biais de l'Humanité Branchée.
Il n'avait pas la rancœur de ses parents vis-à-vis de cette organisation, il l'avait toujours connu comme la puissance bienveillante qui apportait la paix et la prospérité à ceux qui voulaient bien accepter son règne.
Il espérait en faire partie bientôt, devenir un humain branché, contrôler un navire de l'espace comme si c'était son propre corps, franchir des années-lumières en quelques heures, voyager parmi les étoiles.
Patrick Wilson était là pour réaliser son rêve.
De plus près, la cité de l'Humanité était une ruche, occupée par un essaim de véhicules volant dans tous les sens, rarement à l'arrêt.
Le taxi se glissait dans les différents flux de circulation, ralentissant à peine à chaque fois, guidé par un chauffeur expert que Patrick soupçonnait d'être branché. La conduite était rendue encore plus difficile par les panneaux publicitaires en suspension errant au milieu des véhicules, annonçant la sortie des nouveaux transistors au germanium ou l'ouverture d'un nouveau monde à la colonisation.
Le taxi déposa Patrick sur ce qu'on pouvait appeler le pied de l'immeuble de recrutement de l'Humanité Branchée, en réalité une plateforme à cinquante mètres d'altitude, entourant la base d'un cylindre relié au sol par quelques minces colonnes ondulées. D'autres colonnes partaient de son sommet pour soutenir divers bâtiments, parmi les premiers construits. Les cinq cent premiers mètres étaient le cœur historique de la ville, seul ce qui était sous le sol était plus vieux.
Mais personne ne voulait penser au sous-sol.
Il y avait pléthore de candidats dans la salle d'attente. La transformation en humain branché, autrefois considéré comme un sort pire que la mort, était aujourd'hui le moyen d'accéder aux étoiles et à la prospérité. On se vantait d'avoir un branché dans sa famille ou comme ami, et seuls les extrémistes de l'Organicité les considérait encore comme inférieur.
À une exception près, tous étaient aussi jeunes que Patrick. L'exception était une femme entre deux âges qui le salua d'un bref signe de tête.
Ce fut-elle qui engagea la conversation, et son récit fut étrange.
Elle avait vu sa carrière brisée par l'ascension des unités cognitives. En quelques heures, elle était passée du statut d'officier politique à celui de servante pour les humains branchés. Le général Kiassov, son mentor, s'était tiré une balle dans la bouche.
Elle avait vu le massacre de 1989 auquel l'Octobre Rouge avait participé. Elle avait assisté au Second Bombardement.
Elle savait plus que quiconque se qui se trouvait dans le sous-sol de la cité de l'humanité.
Elle était d'apparence amicale, mais son discours mettait Patrick très mal à l'aise. Il lui rappelait celui de ses parents, et de leur génération. Un discours plein d'animosité à peine voilée à l'égard de l'Humanité Branchée.
Il se demandait ce qu'elle venait faire ici, mais n'osait pas poser la question. Ce fut donc avec soulagement qu'il entendit son numéro être appelé pour passer son entretien.
Elle lui souhaita bonne chance et tendit sa main. Il la serra par réflexe.
Une fois Patrick éloigné, L'ex-Commissaire Anita se dirigea vers les toilettes, mais pas pour y remplir un quelconque besoin d'ordre physiologique.
Il fallait qu'elle venge cette cité, qu'elle se fasse pardonner de son inaction en 89.
Lorsqu'elle actionna la bombe à sa ceinture, sa dernière pensée fut pour New Cardiff.
L'explosif n'était pas très puissant, juste assez pour la tuer sur le coup. Mais il dispersa et mélangea deux liquides jusqu'alors séparés, l'un fait de matière négative, l'autre de l'antimatière correspondante.
L'atmosphère gela instantanément autour du corps déchiqueté d'Anita, puis la réaction ralentit, inhibée par la glace d'azote qui séparait les composants de la bombe.
La glace se fractura en tombant au sol, libérant de nouveau la matière et l'antimatière négatives, et elle s'étendit de nouveau.
Chaque kilogramme d'atmosphère gelée pesait sur la structure et créait des fissures microscopiques qui permettaient à plus de mélange de réagir, se qui augmentait la taille et le poids du glaçon géant.
L'expansion de glace dépassa la porte du cabinet en quelques secondes.
Tandis qu'on rasait le crâne de Patrick, celui-ci observait les candidats qui le précédaient. Des infirmières plantaient des électrodes sur le crâne fraîchement rasé de l'un d'entre-eux pendant que ceux qui étaient à un stade plus avancé était reliés à des machines à germanium.
Ces engins, dont les détails de fabrication étaient, disait-on, l'un des plus précieux secrets de l'Humanité Branchée, servaient à tester les candidats. Seuls ceux dont le cerveau parvenait à interagir avec la machine étaient sélectionné pour devenir des humains branchés.
La glace d'azote s'étendait toujours, formant un dôme posé sur le sol des toilettes pour dames, engloutissant peu à peu les lavabos. Le sol commençait à souffrir sous le poids, sa résistance amoindrie par le froid absolu. Une première fissure apparut, puis une autre, et d'un coup, le sol céda, précipitant le dôme de glace à l'étage inférieur.
La glace se brisa en milliers d'éclats qui reprirent aussitôt le cycle d'accroissement.
Patrick était enfin branché à la machine, mais elle lui résistait. Il s'efforçait de canaliser ses pensées vers la machine, mais les ampoules réagissaient de façon aléatoire quand elles daignaient s'allumer.
Rien à faire, la machine ne voulait pas s'adapter à lui.
C'est alors qu'il comprit.
Avant d'adapter la machine, elle devait comprendre ses pensées. Ce qui signifiait que lui devait s'adapter à la machine.
Patrick se souvenait de ses cours sur l'électricité au collège, il lui fallait penser binaire.
Après quelques minutes d'essai infructueux, il parvint à se calmer, ce qui stabilisa l'allumage des ampoules.
Puis, en pensant à bouger son bras gauche, il alluma un schéma différent.
Il alterna entre les deux schémas d'allumage jusqu'à ce que l'infirmière qui le surveillait l'interrompe :
« Je vois que vous avez trouvé.»
Sa concentration brisée, Patrick perdit le maigre contrôle qu'il avait sur la machine.
« Ça, ce n'est pas grand chose.
- Mais ça nous suffit pour savoir que vous arriverez à donner à votre esprit la forme voulue pour vous connecter aux machines. Ce n'est qu'une question d'années. »
L'infirmière voulut dire autre chose, mais fut interrompue par un cri venant du hall d'attente :
« Bombe froide ! »
Et ce fut la panique.