Grendelor vs Rose

_ Stop !

Les belligérants étaient figés dans des poses grotesques ; Grendelor semblait décoller du sol, du fait du puissant recul des armes qu'elle agrippait et Rose avait encore sa main posée sur la gorge tandis que de l'autre il recoiffait inconsciemment sa lourde chevelure. Il avait crié le Mot Fabuleux au moment où une forme d'allure forcément hostile avait jailli sur sa gauche, par un heureux hasard au moment exact où la première balle était crachée par l'un des pistolets, comme en témoignait l'étrange étoile de lumière qui s'était formée au bout du canon. La cape était suspendue en l'air, à l'horizontale, et semblait fondre vers lui tandis que Johanna, logiquement peu malléable, lévitait droite et impassible, à ses côtés. Seules les lèvres de l'Affabulateur remuaient.

_ Permettez que je finisse...

Dans un premier temps, l’attaque psychique que reçut Rose le fit flancher, fortement déstabilisé par la douleur et la présence étrangère qui s’invitaient dans son crâne ; sa vision se brouillait et la couleur quittait un monde qui devenait un fade aplat de nuances de gris. Il distinguait à peine la silhouette qui s’élançait rapidement dans sa direction.

_ Ah… Tu veux forcer le barrage de ma perception… Laisse-moi te combler au-delà de tes espérances.

Malgré la céphalée qui crispait ses muscles en un douloureux masque de chairs tendues, le Tutélaire de l’Éloquence plongea du mieux qu’il put son corps et son esprit dans un état de décontraction proche de la méditation. La puissance hostile qui s’attaquait à sa pensée ne rencontrait plus de résistance en lui ; elle s’y intégrait presque, reliant les consciences des deux belligérants de telle sorte qu’elle n’en formait qu’une.

_ La folie est contagieuse, pensa-t-il, et Grendelor l’entendit aussi bien que si Rose murmurait à son oreille.

Sans prévenir, un tourbillon de pensées et d’idées incohérentes s’abattit sur le champs de bataille mental que la combattante avait choisi pour son assaut. Des embryons de réflexions inachevées, des histoires incomplètes qui depuis des lustres attendaient qu’une fin leur soit trouvée, des êtres fantastiques issues de récits farfelus, des hybrides grotesques fruits de raisonnement ne menant nulle part et des rêves incohérents tenus pour certains éveillé tombaient en météores de démence sur la maigre pellicule de leur raison, en surnombre, et mutant sans cesse en de déraisonnables égarements cérébraux. Des silhouettes obscures à propos desquelles parler de formes eut été une hérésie précédaient l’avalanche de personnages inventés de toutes pièces par Rose au fil de ses pérégrinations initiatiques. Et tous se déchaînaient sans notion de modération sur la précieuse cloison derrière laquelle la folie la plus noire menaçait l’esprit de Grendelor. Adj le receleur de têtes, les huit vieux rochers-bardes, Mi-kaâ-shi le dragon sans tête ou bien encore Terràdon le lutin-paratonnerre frappaient, et la surface tremblait. Quelques titans aveugles bombardaient le mur en se saisissant des animaux les plus gros qui avaient le malheur de passer à proximité, y creusant de larges fissures. Tsumbah' et Kael étaient eux aussi présents et griffaient sans relâche.

Une ènième forme se joint à cette foule bigarrée et frénétique, un petit être à l’allure ridicule qui zigzaguait avec aisance entre des créatures dix fois plus grandes ; on n’aurait su dire s’il avait réellement une tête, tant celle-ci ressemblait à un fil pendouillant mollement au-dessus d’un corps tout en disproportions burlesques. Arrivé à la cloison, il frappa plusieurs fois du pied un jeune allumine occupé à tenter de mordre une ouverture qui se formait. La réponse fut immédiate ; un jet de flammes dorées vint lécher le corps du Dynamiteur. La déflagration eut lieu peu après que sa mèche-tête fut intégralement consumée.

La première vague d’assaillants disparut dans un torrent de feu liquide ; puis des centaines d’autres créatures aux formes étranges foncèrent dans la brèche ouverte, plongeant la raison de Grendelor dans un chaos indescriptible, et cette dernière stoppa sa course vers l’Affabulateur, proie d’un profond étourdissement.

À leurs côtés, le combat avait malheureusement largement tourné en défaveur de Johanna, la fourchette psychopathe ayant vu, après quelques esquives réussies, ses dents sectionnées net par le tranchant de diamant de la cape animée. Elle hoquetait misérablement le nom de Rose.

L’arène improvisée était le lieu d’un spectacle à la destination ambiguë. Allongé sur le dos, la maigre silhouette de Rose soutenait les assauts de la dame turquoise, assise les jambes de part et d’autre de ses hanches, dans une position cavalière à tous égards. Les corps se soulevaient au même rythme mécanique, suivant les coups assénés sur le torse et le visage du Magdalénite, alors qu’autour d’eux la cape avait entamé un tango frénétique, embrassant de ses pointes et déchirant ce que sa maîtresse devenue automate daignait laisser à portée – mais la danse ne se faisait réellement qu’à deux et l’accessoire l’était redevenu.

Des mains destinées par Nature aux caresses s’abattaient en des saccades crispées et la chair de Rose était rouge ; des yeux d’un gris métallique, que l’électricité ne parcourait plus, transperçaient les siens, stalactites, pieux d’un amour glacé qui s’exprimait sous sa forme pure et primale. Des bouches s’exhalaient des cris achevés en souffles et ce qui restait des respirations s’entremêlaient dans l’espace parfait délimités par les moulinets des bras de Grendelor. Les gouttes de sueur joignaient leur sel au sang, offrant au supplice de l’homme qui ne savait pas se battre un infime sursaut de douleur, qui faisait tout le délice de son martyre.

Et la vie, où ses droits s’étaient jusque-là étendus à l’offrir aux caprices de sa fantaisie et parfois l’ôter à qui avait voulu en jouer, quittait Rose à mesure que sa chair, par endroits entamée à l’os, en suivait la voie. Si n’était cette cape, indigne témoin en proie à la surexcitation de ces ébats d’amour à mort, le Tutélaire se serait sûrement laissé partir, joignant à cet ultime transport les milliers d’âmes dont il était le géniteur. Il ne pouvait apercevoir Johanna d’où son corps était rivé au sol par les petites mains ; la fourchette non plus, si inconséquente soit-elle, ne pouvait être abandonnée de la sorte.

_ Varràn.

Comme un ciel se couvrant de nuages, une ombre pourpre courrait entre les herbes, courbant les brins, les changeant en marbre chaud ; creux, bosses, végétation même, s’aplanirent, avalés par une gravité étrangère. Le paysage, nouveau venu, englobait de sa douceur de printemps les inavoués amants, beauté mécanique et parleur silencieux. Ils étaient dans le Varràn, paradis des âmes magdalénites, havre où règnent Cruète Lumière et Jummi mère des mots, sages déesses du Discernement et de l’Éloquence. Les règles régissant le monde indigent et ses dérives corporelles – tellement peu à l’avantage de la parole et de l’esprit, voyaient ici appliquer leur exactes opposées : la violence et la brutalité restaient sans effet quand d’une caresse l’on faisait s’ouvrir le sol et rompre les os.

Les poings s’abattant sur Rose lui faisaient l’impression d’une douce brise alors que sa belle opposante orchestrait avec la même précision, métronome impassible, son déluge, absente au changement radical qui s’était opéré dans l’espace de leur lutte. Kaïma partit en éclat carillonnants lorsque le Tutélaire de la Mystification en frôla l’une des volantes extrémités, avec toute la délicatesse possible de sa main ensanglantée, laissant seul sa maîtresse, froide machine aux gestes de velour.

Il y avait eu le plaisir dérangé et dangereux ressenti par bribes au milieu de la mer de douleur, lorsque les coups pesaient sur lui de toute leur mortelle gravité ; il y avait maintenant le désir de se laisser envelopper par la voluptueuse étreinte, la chaleur moelleuse et régénératrice, des rafales câlines. Finalement, Rose avança son visage souillé d’écarlate et elle ne réussissait pas à le repousser ; ses poings n’étaient que des armes percluses de rouille et friables, qui n’auraient eu raison d’une feuille de papier, si mince soit-elle.

Les lèvres tuméfiées du jeune homme se posèrent sur celles de Grendelor alors que son index effleurait d’une caresse l’extérieur de sa cuisse, remontant jusqu’à la fesse et y ouvrant une profonde plaie, crevasse d’où le sang s’écoulait en flots glougloutants. La tête ceinte de bleu fut parcourue d’un hoquet morbide, violemment rejetée en arrière, puis le corps sans connaissance s’affala sur l’Affabulateur, faisant se rencontrer leur fronts.

Rose sourit.