Viens, on s’en va.
«
Viens, on s’en va. Allons dans un autre temps, un autre espace. Allons là où personne n’a mis les pieds avant nous ! Soyons des enfants à nouveau, soyons fous. Viens, on va être nous, ailleurs, partout. Je t’aime tellement tu sais. Viens. Rejoins-moi à la gare demain matin, le train part à dix heures. Viens avec moi ».
Julia replie doucement la lettre, avec une tendresse qui ne l’a jamais quitté, et la serre contre sa poitrine. Elle ne pleure pas, il n’y a plus de larme à donner, plus de sel à mettre sur sa plaie. Elle sourit en replaçant la feuille dans son enveloppe et l’enveloppe dans sa petite boite sous le lit. Un soupir lui échappe quand elle se relève et, d’un pas léger, se penche sur sa fille qui pleure dans son berceau.
Sa petite dans les bras, Julia surveille l’heure. Le temps est ralenti et les secondes s’étirent interminablement. Bientôt onze heures. Bientôt. Devant la fenêtre, la jeune femme guette maintenant le facteur. Nous sommes le six mars et tous les six du mois, une lettre spéciale arrive par la poste chez Julia. Une silhouette sur un vélo jaune tourne au coin de la rue, Julia retient son souffle, il arrive. Son cœur s’emballe. C’est vraiment stupide, se dit-elle, on n’est pas dans une comédie romantique. Et pourtant. Sans prêter attention à ce que lui murmure sa raison, elle s’élance vers le couloir, ramène la petite dans sa chambre et la cale dans son lit de bébé. Elle s’envole hors de la pièce sous le regard paisible de l’enfant qui ne comprend pas vraiment. Un arrêt devant le grand miroir de l’entrée. Elle replace une boucle de cheveux, lisse un sourcil du bout du doigt et entrouvre la porte du petit appartement. Depuis le palier, elle entend le lourd battant de l’immeuble s’ouvrir, le vélo que l’on dépose contre le mur, le bruissement des lettres. Julia arrête de respirer. Le vélo quitte le mur et la porte se referme. Elle compte jusqu’à dix, doucement, pour calmer sa respiration. Huit, neuf, dix. Elle sort de l’appartement, clefs en main et descend les escaliers. Dans le hall de l’immeuble, il y a déjà une vieille femme qui regarde par les fentes des différentes boites. Un petit sourire satisfait s’épanouit sur son visage quand elle reconnaît Julia.
- Il y a votre lettre. Elle est bleue cette fois.
- Bonjour, Madame Clément, répond gentiment Julia avec une moue désabusée pour la locataire du rez-de-chaussée.
- Où est-il allé cette fois, votre énergumène de mari ? Il pense rentrer un jour ? Non, parce qu’avec une petiote comme vous avez, vraiment, ce n’est pas sérieux ! A mon époque…
Julia ouvre la boite aux lettres sans vraiment écouter ce que dit la petite vieille. Il y a bien une enveloppe bleue à l’intérieur. Elle la saisit presque religieusement, caressant le grain du papier, se demandant de quelle partie du monde elle arrive. Finalement, elle l’ouvre et Madame Clément continue de parler dans le vide, cela leur convient à toutes les deux, elles ont l’habitude. Dans l’enveloppe, Julia trouve une lettre et une photo, comme à chaque fois. Elle sort le cliché et le montre à la vieille femme qui s’est rapprochée pour mieux voir.
- C’est où ça encore ?
- C’est le Taj-Mahal, c’est écrit derrière, l’informe Julia. C’est en Inde.
- Il s’est pris pour Amélie Poulain votre mari. Je le sais j’ai vu le film. Elle fait pareil avec des nains de jardin. Quelle idée, franchement…
Julia n’écoute déjà plus. Elle rigole et s’en va, laissant le reste du courrier dans sa boite et Madame Clément qui parle toute seule.
La lettre est longue. Julia s’abreuve à ses phrases comme une assoiffée qui découvre une source. La petite pleure, elle n’entend pas. Elle entend le bruissement du vent sur le Gange, la couleur flamboyante du soleil à l’aurore, le bruit de millier de pas dans les temples.
«
Ma Julia, si tu voyais toutes ces merveilles, il n’y a rien de plus extraordinaire, de plus pur au monde. Je suis comme un enfant qui s’éveille. Je voudrais que tu me tiennes la main en cet instant. »
Ses yeux bleus parcourent la lettre encore et encore. Parsemée de mots tendres, elle oublie parfois de respirer avant d’arracher de grande goulée d’air à l’espace autour d’elle. Simon est si loin d’elle, depuis si longtemps. Les photos qu’il envoie sont magnifiques, pleines de paysages et de peuples à la beauté exotique, irréelles. Mais lui n’est jamais sur aucune d’elles. Et doucement son visage se fane dans son esprit. Julia s’attarde sur les dernières lignes encore une fois. «
J’aurais adoré t’aimer à l’ombre de ces monuments immortels. Julia, s’il te plait, rejoins-moi ». Elle relève la tête et le monde tourne imperceptiblement. Elle essuie précipitamment les quelques larmes perdues dans son cou, replie la lettre et la remet dans son enveloppe. La photo, elle la punaise sur le mur à coté de toutes les autres. C’est la quatorzième. Cette dernière lettre rejoint les précédentes dans la petite boite sous le lit. Et le temps reprend sa course lente, un nouveau mois à venir.
La sonnette tire la jeune femme de sa rêverie. Assise devant la télévision qui tourne sans le son, Julia redresse la tête. Le souvenir qui la retenait, le regard dans le vague, s’est déjà envolé. Elle tend l’oreille, peut-être a-t-elle imaginé ce bruit inopportun. Mais la sonnette retentit à nouveau, Julia se lève donc et se dirige vers l’entrée. Un coup d’œil à travers le judas. Elle reconnaît Lily, sa meilleure amie, splendide et ravissante dans la fraîcheur du printemps, qui tape du pied sur le palier. « Je sais que tu es là, Julia. Alors cesse de faire l’enfant, j’ai une grande nouvelle », s’exclame cette dernière. Julia ne peut s’empêcher de sourire devant le ton excédé mais joyeux de son amie. D’un geste théâtral, souvenir de ses débuts d’actrice, elle ouvre grand la porte d’entrée, éclatant de rire devant le visage incrédule de son invitée.
- C’est pas trop tôt, marmonne Lily en pouffant.
- Entre, je vais faire du thé.
- Comment tu vas ?
- Ça va, répond Julia. Ça va. Vraiment. Ne t’inquiète pas trop pour moi d’accord ?
Lily la regarde avec une moue suspicieuse. Elle lui fait son visage tu-mens-et-tu-sais-que-je-sais-que-tu-mens. Julia sourit, elle aime toutes ces mimiques et ces airs que Lily prend sans même s’en rendre compte. Elle s’est souvent inspirée de la jeune femme pour ses propres rôles. Lily est toujours un courant d’air dans sa vie, plein d’envie et de projet. Elle lui soulève le cœur, et pour cela Julia est reconnaissante.
- Comment va la petite ? demande Lily en sirotant son thé à la menthe.
- Très bien, elle fait des sourires et gazouille à tout va. Elle pleure beaucoup la nuit, je suis crevée, mais il parait que c’est normal, répond Julia avec un sourire las.
Les sujets s’enchainent, elles papotent de tout et de rien. Julia sent la vie poindre en elle. Lily lui donne l’envie de se battre, de sortir, de faire des choses. De laisser à d’autres l’amertume de l’absence. De reprendre le cours de son existence. Une existence sans facteur et sans six du mois. Elle ne veut plus subir. Son regard se perd un instant dans le vague.
- Heh, Julia, reviens parmi nous.
- Excuse-moi. Je pensais…
- Je sais très bien à quoi tu pensais ! l’interrompt Lily. Il t’a encore écrit ? Moi je trouve ça flippant toutes ces cartes postales d’amour. Je te dis ça, je dis rien. Mais bon.
Un silence gêné s’installe. Les deux femmes se regardent droit dans les yeux. Julia sent les siens se remplir d’eau, elle fait non de la tête. Nous sommes le dix avril, la quinzième lettre est en retard. Julia a attendu toute la journée du six, à la fenêtre. Et réalisé dès le lendemain, avec un certain étonnement, qu’elle n’attendait même plus la lettre fatidique.
- Bon, parlons d’autre chose, je ne veux pas que tu sois triste. Il ne mérite pas que tu le sois. En plus, j’ai une grande nouvelle. C’est une annonce non négociable même, déclare-t-elle, les yeux pétillants. Tu es prête ?
- Je t’écoute, épate-moi.
- Très bien. Alors, toi et moi, dans deux mois, on part vivre à New York !
Julia sent sa mâchoire se décrocher. Elle comprend les mots, un par un ils ont du sens, mais la phrase formée ne percute pas son cerveau. Lily l’observe avec de grands yeux enthousiastes, le nez froncé par un sourire immense.
- Mais et Lise ?, se reprend la jeune mère. Elle est trop petite, on ne peut pas. Je ne peux pas…
- Si on peut ! Je me suis renseignée, elle a plus de 6 mois donc c’est bon pour l’avion. Dis-moi que tu es d’accord, je t’en prie.
- Mais pourquoi ? Comment ?
Lily se lance alors dans une folle explication sur sa promotion dans la galerie d’art. Elle parle de succursale aux États-Unis, de son besoin d’une assistante, du moment qui est enfin venu de bouleverser leurs vies pour aller vivre celle dont elles avaient toujours rêvé quand elles étaient jeunes. Elle parle, elle parle, imagine, projette, extrapole, folle de joie. Julia comprend que sa chance est accrochée à ce sourire, à un seul mot de sa part.
- D’accord, répond-elle fermement. Le monde tangue autour d’elle, c’est une folie, elle le sait, elle adore cela.
- Quoi ? Tu veux bien ? Pour de vrai ?
- Oui. Partons.
Lily s’écroule littéralement sur son amie dans une étreinte qui se termine au sol, entre rires et larmes. Il y a tant de choses à faire, tant de préparatifs. Julia sent la vie poindre en elle. La vie et l’envie. C’est son tour maintenant de partir pour l’autre bout du monde, de vivre tout ce qu’il y a à vivre dans une vie. Elle jette un regard au mur de photos derrière elle. Elle ne ressent plus de tristesse, ni de nostalgie. Il n’y a plus de regret. Son grand voyage commence, elle est prête à partir. Quelque part dans sa tête, une porte se ferme. Elle décroche soigneusement chaque photo pour les ranger avec les lettres sous le lit. Lily l’accompagne dans la chambre, et lui adresse un regard confiant alors qu’elle referme la boite. Toutes les deux se penchent au-dessus du berceau où dort le bébé endormi, leurs doigts entremêlés. Un nouveau monde les attend.
***
Simon abaisse ses jumelles, le visage crispé. Il sent que quelque chose se passe et cela ne lui plaît pas du tout. De l’autre côté de la rue, dans l’appartement 25, une agitation fébrile règne depuis plusieurs semaines et ne semble pas vouloir retomber. Il voit des rires et des discussions enflammées, des cartons aussi qui doucement prennent d’assaut le salon. Personne ne va plus chercher le courrier. L’homme assis près de la fenêtre se mordille férocement l’ongle du pouce. Quelque chose se trame là-bas. Dans son dos, la porte d’entrée s’ouvre et se referme. Le claquement des talons sur le parquet annonce le retour de Marie. Il range rapidement les jumelles dans le buffet et revient se poster près de la fenêtre, un air décontracté sur le visage. Elle se dirige vers lui et l’embrasse. Il lui rend son baiser avec ardeur. Surprise mais pas décontenancée, elle glisse une main sous son t-shirt et l’entraine vers leur chambre à coucher, un sourire mutin sur ses lèvres rouges.
Il ouvre les yeux dans la pénombre ambiante. Sa main gauche est posée sur une hanche, il la caresse du bout des doigts. Il pense à Julia dans l’appartement d’en face. À Julia qui n’est pas venu le retrouver à la gare ce matin-là. Marie était là ce fameux jour, et il est parti avec elle. Mais quand il l’embrasse, quand il lui fait l’amour, quand il lui sourit, c’est Julia qui le regarde. Il se lève lentement pour ne pas réveiller sa femme qui dort encore et se dirige, toujours nu, vers le salon. Machinalement, il reprend les jumelles dans le buffet et les braque vers l’immeuble d’en face, vers Julia. Il fait noir et tout semble calme. Sans allumer les lumières, il remet les jumelles à leur place et sort une enveloppe jaune du même tiroir ainsi que plusieurs clichés. Où sera-t-il ce mois-ci, se demande-t-il en faisant défiler les photos entre ses doigts. Il s’arrête sur celle d’un temple niché dans une montagne enneigée, trouvée sur internet. Le Népal. Cela fera l’affaire. Sans plus attendre, il prend du papier, l’enveloppe et la photo et s’installe devant la grande table en verre du salon. Il se tapote les lèvres avec le bout d’un stylo et, commence à écrire. «
Ma Julia, il neige chaque jour ici et le froid me fait penser à la douceur de ta peau. Si seulement tu pouvais voir ce que je vois. C’est un autre monde, ailleurs, hors du temps et de l’espace, suspendu. Si seulement tu pouvais me rejoindre et t’émerveiller avec moi… ».