-Ta guitare en champ de bataille-
L'aube émerge de son coma brumeux. La scène est sale, des éclats de bois parsèment le sol et les caisses claires gisent piteusement à demi éventrées. Le micro tordu, le synthétiseur édenté. Qu'est-ce qui a pu me réveiller merde ? Aussitôt, un larsen désabusé lâche un dernier râle, avant que je ne lui plante ma Santiag dans l'enceinte. J'émerge moi aussi. Plus doucement que le soleil, mais tout aussi froid. Torse nu, les cheveux encrassés, des tâches sur mon pantalon de cuir. En face, rouge et orange, il y a le jour qui approche. Personne autour de moi, que de l'humidité et des cadavres d'instruments.
Mon crâne se la joue fantôme, mais pour une fois j'en ai besoin. Ce que j'ai fait hier, j'en ai besoin. Tout a démarré comme d'habitude. La vodka dans les bouteilles d'eau, les riffs maladroits de la veille qui hurlent dans les amplis clairs et purs, les cris de la foule. Notre jour de gloire ! Passer en dernière partie du plus gros festival du pays. Les fans qui crient, qui sautent, sans cesse repoussés par les gros bras de la sécurité, embauchés tout spécialement pour nous.
C'était trop beau, trop énorme pour être vrai, notre consécration, le fric et les filles devant nous.
Mais pourquoi est-elle aussi crade cette scène ? Et comment a-t-on pu détruire autant de trucs alors qu'à deux chansons de la fin, tout restait nickel et propre ?
Et puis, il y avait le son, tellement clair et puissant et tellement jouissif sur le retour. Tout était parfait, on était touché par la grâce de dieu et il tenait les médiators, lançait en l'air les baguettes, écrasait les touches du synthétiseur et lissait ma voix rauque dans le micro.
Mais pourquoi une explosion ?
Et pourquoi tout ici sent la charogne ? Et pas juste la gerbe ?
J'appelle mes potes. Je gueule après mes potes.
Trouver à manger. Et à boire, j'ai faim et soif et froid.
Mais pourquoi cette scène est-elle à demie rouge ?
c'est voyant.
La purée sanguinolente dans la fosse. Les montants métalliques branlants. Le bras qui traine dans un coin, la boue et les membres mêlés, le corps désarticulé, enroulé, assoupli comme une tige de roseau autour du poteau. La caméra qui tient lieu de visage à un bénévole.
Et puis les avions qui vrombissent, se foutent de notre gueule, venus pourrir le concert avec leurs traînées cacophoniques hurlantes. Le sifflement et l'éclat obscène de lumière blanche. Pas d'alarme, juste des centaines de visages, des milliers de figures qui se lèvent, des centaines de bouches arrondis par la curiosité, des milliers d'yeux qui s'écarquillent, voyant les petits points noirs grossir lentement.
Le souffle chaud de la bombe qui pulvérise, le bruit écrasant.
Le souvenir qui remonte, vite, pour que je puisse me remémorer. Me faire comprendre que je suis miraculé, l'improbable survivant d'une déflagration qui a réduit mon petit paradis temporaire en hachis parmentier.
Des grincements, un râle de machine.
Et puis l'échafaudage qui s'écroule, la barre métallique qui plonge dans mon ventre, à la verticale, comme dans de l'eau, le bruit sec de mes vertèbres broyées et le son écœurant des entrailles à ciel ouvert. Et le sang et le bordel que font des centaines de kilos de métaux en s'écrasant.
J'ai mal.
Ma guitare.