« Bonjour Monsieur, Ryan Assurance vous propose sa toute nouvelle gamme de couverture complète en cas d'accident domestique. Je suis certaine que nous avons la formule qui correspond parfaitement à votre habitation. Que diriez-vous d'en discuter à l'intérieur ? »
Ce genre de démarchage illégal aurait habituellement conduit Albert Hervé à refermer sa porte avec un sourire poli mais il connaissait suffisamment les effets de l’impulseur d’onde électromagnétiques braqué sur lui pour obtempérer.
Sans un mot, ils entrèrent ensemble dans le salon. La plus jeune femme fit nonchalamment le tour de la pièce, comme si elle inspectait la décoration, tandis que l’autre se contentait de fixer Albert. Celui-ci, décontenancé par l’attitude de ses braqueuses ne trouvait rien d’intelligent à dire. La présence de l'impulseur fixé sur l'épaule de la jeune femme était assez intimidante. Pareille circonstance était plutôt inhabituelle pour un archiviste. Sa vie consistait à trouver, numériser et classer tous les documents anciens absents des bases de données planétaires. Rien de bien palpitant donc.
- Euh… Je peux vous offrir à boire ? » Réussit-il à bafouiller.
- Oui merci, répondit la plus jeune avec un sourire. Quelque chose de fort si cela ne vous dérange pas..
- Très bien donc… Et euh... Madame ? »
La deuxième intruse resta silencieuse. Son regard était encore posé sur lui. Très embarrassé, il se dirigea vers son buffet d'un pas maladroit, le regard fixé au sol. Il se saisit de deux verres à pied. Son incapacité à maîtriser le tremblement de ses mains lui rendait l'exercice pénible. Après avoir rempli les verres avec le contenu d'une bouteille prise au hasard, il en tendit un à la jeune femme et avala le sien d'une traite. L'alcool brûla immédiatement son palet, puis sa gorge avant de finir sa course réconfortante dans son estomac. Cela lui apporta suffisamment de courage pour oser demander la raison de la visite des deux inconnues dans son salon.
« Mes condoléances pour votre grand-père. » Répondit la jeune fille. La déclaration eu pour effet de déclencher un léger pouffement de la part d'Albert, qui se reprit vite en voyant l'expression de surprise de son interlocutrice.
- Personne ne m'a parlé de lui depuis des mois. Pardonnez-moi si je trouve étrange que dans la même journée, trois personnes étrangères s'y intéressent soudainement.
- Trois personnes ? S'étonna la jeune femme. Qui d'autre que nous est venu vous rendre visite aujourd'hui ?
- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous voulez ? Je vous avoue que je commence un peu à...
- Répondez à la question ! Le coupa sèchement la femme plus âgée. »
Albert sursauta brusquement. Il senti l'effet de l'alcool se dissiper et recommença à bafouiller.
« P...Personne n'est venu à part vous. J...Je n'ai reçu qu'un rapide appel. C'est tout.
- Qui ?
- Un certain Cornwell. Mais je ne le connais pas ! » Se défendit Albert. Il m'a seulement demandé de lui transmettre une enveloppe que mon grand-père lui destinait. Je vous jure, je ne sais rien d'autre.
« Et l'enveloppe ? Elle contenait quoi ?
- J... Je l'ignore. Je ne l'ai jamais ouverte.
- Bien ! s'enthousiasma la jeune femme, faisant ainsi sursauter Albert une seconde fois. Je me présente, je m'appelle Helena Da Silva et voici Sofia Crandu. »
Les déclarations impromptues d'Helena avaient le don de décontenancer toute personne ayant l'habitude de suivre le fil d'une conversation logique. La femme continuait de fixer Albert sans ciller tandis que Helena procédait aux présentation. Elle prit cependant la parole.
« Mon père s'appelait Thomas Curau. Est-ce que ce nom vous évoque quelque chose ? »
Pendant qu'Albert fouillait dans sa mémoire à la recherche d'une réponse, Helena invita le petit groupe à s’asseoir sur les fauteuils du salon. Elle semblait sincèrement s'amuser.
« Ce nom me dit quelque chose. Si je me souviens bien, il s'agit d'un ancien baron de la drogue, il contrôlait la mafia locale il y a quelques décennies maintenant.
- C'est exact. Et Cornwell faisait parti de l'équipe chargé de le coincer. Sa première affaire. Quand la transaction bidon organisée par ses soins a échoué, c'est votre grand-père qui a été chargé de l'enquête pour la Crim'.
- Oui je me souviens, » confirma Albert.
Son intérêt pour l'histoire semblait lui avoir fait oublier ses craintes.
« Une très grosse affaire, poursuivit-il. Un sacré paquet de cadavres à ramasser... Deux bonnes dizaines d'hommes de main de Curau, un agent du fisc corrompu et votre père, vous m'en voyez navré. Ah et Sheepman aussi. Il était venu jouer les héros au mauvais moment avec son nouveau jouet.
- L'agent du fisc était également mon mari, répliqua Sofia d'un ton glacial.
- Et Sheepman était mon père ! Clama Helena avec enthousiasme. Une véritable affaire de famille ! »
Sofia lui jeta un regard furieux, mais Helena ne semblait pas s'en apercevoir.
« Mais pourquoi me parlez-vous de tout ça ?
- Il y a un homme qui est lié à tout ça et qui nous intéresse. Il travaillait pour mon père quand la société de recherche technologique qu'il finançait a mis au point l'exosquelette dérobé par Sheepman. Cet homme a volé les plan après le massacre. Il a volé également de nombreuse choses qui lui appartenaient et qui auraient du m'être transmises.
- Je suis désolé mais je ne vois toujours pas...
- Je veux l'adresse de l'enveloppe que vous avez envoyé à Cornwell ! Je dois le retrouver ! J'ai besoin de lui pour faire tomber l'homme qui a assassiné mon père et mon mari, qui a conçu Augmented-Human avec mon héritage et qui a abattu le docteur Tavile !
- S'il vous plaît. » Compléta Helena.
« Bien, je... Répondit Albert, sous le choc de ses révélations. J'ai noté l'adresse sur ce papier avant d'expédier l'enveloppe. »
Il sorti un petit bout de papier rose de sa poche et le tendit à Sofia.
« Nous vous remercions de votre collaboration et vous souhaitons un agréable voyage ! Lança Helena avec un grand sourire. »
L'impulseur sur son épaule se réveilla dans un bourdonnement. Albert sentit progressivement le contrôle de son cerveau lui échapper. Il se vit éclater de rire en faisant de grand geste avant que sa conscience lui échappe.
« Tu ressemble trop à ta mère. » Conclut Sofia d'un air pincé.
La jeune femme répondit par un haussement d'épaules.
***
À l'heure du tout réseau, de l'informatique jusque dans les corps et des IA qui régulaient même les chasses d'eau en fonction du volume et de la consistance des matières, on pouvait s'étonner de la survie d'un service postal distribuant des lettres en papier. Il existait pourtant deux ou trois compagnies de ce genre, dont la clientèle allait des amants romantiques parfumant leurs lettres aux nostalgiques de la vieille époque d'avant les connexions corticales.
C'était précisément le camion d'une de ses compagnies, la London Postal, qui gisait sur le flanc au milieu de la chaussée.
C'était le deuxième accident en deux jours, bien que Cold soit convaincu qu'il n'était pas plus accidentel que le premier.
« Si ça continue il va falloir recréer un service pour les enquêtes sur les véhicules. »
Carlson opina du chef. « Pour commencer j'ai déjà dit aux techniciens de ne pas faire confiance aux plans constructeurs. J'ai écarté les stagiaires aussi, il nous faut des pros qui ne font aucune erreur.
- L'avantage c'est qu'ils peuvent accéder aux compartiments moteurs sans autorisation du constructeur, tout est déjà éventré.
- Je ne pense pas qu'on aura un problème de ce coté là. On n'est pas dans le cas Tavile, l'IA fonctionnait parfaitement et essayait de redresser le véhicule quand on a coupé l'alimentation.
- On a retrouvé l'autre véhicule ? »
Carlson resta un moment interdit. « L'autre ?
- Cet enfoncement sur le flanc, au dessus, c'est le résultat d'une collision. Et d'une violente pour déchirer la carrosserie comme ça. » Cold resta silencieux un moment avant de s'expliquer. « J'étais tombé sur un vieux film sur le net, un nanar avec des véhicules à roues, ça s'appelait Fast and Famous 14 ou un truc du genre.
- J'essaierais de trouver une source scientifique un peu plus valable que ça, mais ça colle.
- C'est ça. Efface-moi ce sourire et allons voir l'intérieur. »
Le camion n'avait pas l'usage d'un chauffeur et était juste un cube rempli de tiroirs sécurisés. L'un d'entre-eux attira immédiatement l'attention de Carlson. « Ce tiroir a été arraché, mais il est sur le flanc intact. La collision ne l'explique pas.
- Il a été forcé. Quelqu'un a récupéré son contenu. On peut savoir ce que c'était ?
- Un instant, je consulte l'IA du camion. » Carlson se dirigea à l'avant du véhicule, vers l'interface IA dont l'écran fonctionnait miraculeusement. « C'est quel numéro ?
- G-25.
- L'expéditeur est Albert Hervé, résident au 1024 rue 61 Nord, District 9-6. Le destinataire est… oh merde…
- Un problème ?
- Le destinataire c'est Cornwell, avec son adresse à la résidence Cochinchine.
- Alors c'est lui qui l'a pris.
- Il n'aurait pas attendu de la recevoir chez lui ?
- Là où on a retrouvé son plan cul en version beauté intérieure étalée sur les murs ? Il ne pouvait pas prendre ce risque, ni celui de compromettre une autre adresse.
- Mais quel véhicule il aurait utilisé pour ça ? Personne ne peut forcer un véhicule sur une trajectoire de collision comme ça !
- Tout compte fait je crois qu'il n'y a pas de deuxième véhicule impliqué.
- Mais comment…
- Avec ses implants méca du marché noir, tu te souviens de ce qu'a dit Crook ? Il a eu accès à des surplus de l'armée qui auraient dû passer à l'atomiseur. »
L'un des techniciens passa sa tête par la porte arrière du camion. « Inspecteurs, on a des résultats d'empreintes. Il faudra vérifier au labo, mais il semble que ce soit celles de…
- Bruce Cornwell. » termina Cold. « Et elles ne sont pas falsifiées.
- Bien, nous allons faire un enregistrement provisoire sous ce nom.
- Non, ne le faites pas ! » S'écria Carlson. Cold considéra son collègue du regard pendant un long moment. Son collègue dont il pensait qu'il savait enquêter en suivant scrupuleusement les règles et le protocole, qui s'appuyait sur ces mêmes règles pour monter des dossiers inattaquables, là où Cold les considérait comme des contraintes limitant son investigation. Le même Cold était à présent prêt à violer la plus sacro-sainte des lois sur la conservation des indices.
« Tu m'expliques ? » demanda-t-il à son collègue avec un froncement de sourcil.
« Cornwell est à la fois un flic chevronné et un délinquant du même acabit. Un homme qui a réussi à cacher ses magouilles pendant toute sa carrière laisserait involontairement ses empreintes sur une scène de délit ?
- Tu penses qu'il l'a fait exprès ?
- Oui, c'est pour nous envoyer un message. Il ne veut pas se cacher de nous, mais des gens qui ont tué Tavile, sa copine et son contact du marché noir. Il pourrait être le prochain sur la liste.
- C'est logique, il a des infos sur ce Sheepman, des contacts avec sa fille. C'est probablement le seul à pouvoir résoudre l'affaire Tavile. C'est pourquoi ils y mettent tant de moyens, comme de se payer des mercenaires avec des armes d'élites.
- Ainsi que deux des leaders mondiaux de la construction automobile.
- Tu penses que Augmented-Human est derrière tout ça ?
- Eux ou Bio-Space. Deux groupes majeurs du transhumanisme, et l'un d'entre-eux va décrocher le super contrat de la conquête spatiale dans moins de huit jours. Je ne sais pas lequel des deux est responsable, ni si c'est la décision d'un PDG ou l’œuvre d'un cadre corrompu au sein d'un groupe. Mais je sais qu'ils ont racheté Smanders, puis General Motors juste pour immobiliser la Nexus de Cornwell. Vous pensez vraiment qu'ils se retiendraient d'infiltrer nos serveurs ? Ou qu'ils n'en auraient pas les moyens ?
- Alors il faut enquêter hors du circuit.
- Et admettre qu'ils ont déjà connaissance de tout ce qu'on a officiellement enregistré. »
Cold resta un instant songeur. « Ils nous la mettent tellement profond qu'ils nous chatouillent la glotte, et sans qu'on ne sente rien au cul.
- Très poétique encore, mais c'est bien résumé. Ils savent tout ce qu'on sait et… putain merde ! Hervé !
- Quoi "Hervé" ?
- Albert Hervé ! L'expéditeur ! Les services postaux sont aussi des connections traçables ! Ils ont son adresse !
- Il faut qu'on y aille, maintenant. »
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