Le manoir [zone publique]

L'air dehors était glacial. Le souffle du vent, chargé des flocons d'Echoriath fouettait ses joues découvertes. Nylrem rabattit encore son capuchon et fourra ses mains au plus profond de ses poches.

Cela faisait déjà 5 jours qu'il errait sans but à travers les massifs montagneux, affrontant les intempéries avec la sérénité d'un moine Kevvlan. Il avait épuisé la totalité de ses provisions, et commençait à sentir toute vitalité quitter son corps. Il lui fallait à tout prix regagner la cité.

De l'intérieur de son manteau, il sortit une vieille boussole au verre fendu et vérifia son cap. Il était terriblement difficile de se repérer dans ces paysages neutres, immaculés, surtout avec la faim au ventre, et ses pensées étaient obscurcies par la faiblesse. Seule sa volonté pouvait encore lui permettre de tenir debout.
Il s'arrêta un instant et ferma les yeux. Le blizzard autour de lui redoubla de violence, et il dût faire d'énormes efforts pour ne pas chuter. Gardant les yeux fermés, il se concentra.

Il visualisa son environnement direct. Son univers interne, chaque connexion de l'Aeria dans son corps, chaque lien qui l'unissait à la terre, au ciel, aux arbres. Il ressentit chaque courant d'air, chaque parcelle de terre enfouie loin sous la neige tassé, chaque arbre de la forêt, chaque nœud dans la Toile.
Peu à peu, tout paraissait clair autour de lui, et il sentit une puissante vague de chaleur réchauffer son corps meurtri. Il rouvrit les yeux, qui brillaient maintenant d'une intense lumière dorée. Son visage se ferma encore, et il reprit sa marche d'un pas déterminé.

Une heure entière s'écoula, pendant laquelle il marcha, sans jamais dévier de son chemin, sans aucune pensée pour l'éloigner de son but, sans émotion, sans envie. Plus rien d'autre ne comptait que sa propre survie, et il fut surpris par la force qu'il parvenait encore à trouver.
Enfin, il sentit le sol descendre sous ses pieds. Ses yeux cessèrent de luire, et il put voir devant lui les lumières d'Echoriath, en contrebas. Cette vision lui redonna encore confiance, et il accéléra le pas.
Il allait s'en sortir. Il ne resterait pas perdu dans les montagnes. Il n'aurait pas à user de la Voie.

Le contact avec les pavés durs des rues lui sembla étrangement réconfortant. Il sentait la terre battre sous ses pieds. Le blizzard avait totalement épargné la ville, et pour la première fois depuis presque une semaine, il cessa d'entendre le vent. Arrivé à l'étage le plus haut de la cité des neiges, il put contempler le panorama exceptionnel qui lui faisait face.

Echoriath était belle et calme.

Il était revenu, et beaucoup de choses avaient changé en son absence, cela ne faisait aucun doute. Il s’obligea à éloigner ces pensées et se mit en quête de trouver refuge quelque part.

Tout près de lui se trouvait une immense demeure, qui lui renvoyait un étrange sentiment. La bâtisse lui inspirait tant crainte que confiance, et, sans qu'il ne pût expliquer pourquoi, elle l'attirait. Plusieurs fenêtres étaient éclairées et témoignaient de la présence d'habitants. Une telle propriété ne pouvait qu'être celle d'un notable qui accepterait volontiers de lui venir en aide.

Il s'approcha du perron et souleva le lourd pommeau de bronze pour frapper à la porte.

Le Manoir...Toute personne un tant soit peu sensible et réceptive au monde qui l'entoure ne peut que s'interroger sur la nature de cet édifice. A cet endroit règne un calme oppressant. Ici, les oiseaux ne chantent pas, les feuilles ne s'agitent pas au gré du vent et les animaux fuient le lieu. On raconte que la bâtisse est aussi ancienne que Ter Aelis l'est et que bon nombre des secrets du pays y sont gardés. Par qui ? On l'ignore. Personne ne le sait et on suppose que le Manoir seul les protège. Comme si cet endroit était une entité à part entière dont on ignore la nature et le but. Toujours est-il que malgré l'étrangeté du lieu, personne ne résiste à la tentation d'y entrer. Une des caractéristiques du Manoir est qu'il apparait quand bon lui semble. Il est là lorsqu'on l'attend le moins et s'obstine à rester cacher lorsqu'on le cherche.
Pour sa part, Idrial n'avait jamais cherché à explorer les lieux de ce Manoir et ne faisait qu'écouter d'une oreille distraite les rumeurs qui circulaient à son propos. Pourtant, le Manoir lui était apparu chaque fois qu'elle rendait visite à Aillas à Echoriath. La première fois, l'elfe l'avait tout bonnement ignoré, l'esprit trop occupé, mais à chaque fois l'attraction était plus forte. Et, en ce jour de visite chez son ancien futur mari, l'elfe avait ressenti l'appel du Manoir avec une force comme jamais auparavant. Cette fois, elle le ressentit au plus profond d'elle-même, comme une décharge électrique. Il fallait qu'elle entre au Manoir.
Mais son instinct, son intuition, tout en elle la mettait en garde contre cet endroit. Aussi, c'est pourquoi elle se tenait assise sur une grand pierre plate, emmitouflée dans une longue cape verte pâle, fixant le Manoir sans réussir à se décider sur la conduite à tenir. Au prix d'efforts certains, Idrial réussissait à se composer un visage calme et à mettre de l'ordre dans ses idées. Ainsi, lorsqu'elle vit passer devant elle un homme encapuchonné et qu'elle reconnut l'énergie de Nylrem, elle l'arrêta dans son geste.

"Es-tu certain de vouloir faire ça, Nyl' ?"

D'où revenait-il cette fois ?

Que Nylrem soit là à côté d'elle était une bonne chose. Seule, elle serait encore assise sur sa pierre, bien trop angoissée pour prendre une décision. Elle était entrée sans que ce tourbillon de sentiments contradictoires ne la quittent. Ses sens en émoi, l'elfe faisait tout son possible pour se contrôler et calmer ses émotions. La légère pression de Nylrem sur sa main la rassura quelque peu et fit retomber sa tension pour lui permettre de s'ouvrir à l'endroit dans lequel ils pénétraient.
L'entrée était un grand hall circulaire très spacieux. A leur droite, se tenait un grand escalier en pierre polie qui s'enfuyait vers l'étage. Sur le mur en face de l'entrée s'étendait un large pan de tapisserie représentant un homme faisant face à un dragon de trois fois sa taille. Une table était disposée le long du mur à gauche sur laquelle brillaient deux chandeliers à trois branches. Enfin, au même endroit se découpait une large ouverture dans le mur. Par bien des aspects, ce hall semblait normal et se tenir à l'intérieur du Manoir ne l'effrayait plus autant qu'au premier abord. L'appréhension qui lui nouait l'estomac s'était envolée peu à peu comme si l'édifice avait cessé toute pression dès lors qu'ils s'étaient introduits dans le Manoir, satisfait.
Un peu perdue, elle fit face à son ami.

Bien, on joue à pile ou face notre prochaine destination ? Pile, les escaliers, face, le couloir là ?

La grande porte d'entrée s'ouvrit, laissant la lumière pénétrer dans le hall. A contre-jour, on distinguait deux silhouettes. L'une plutôt carrée et imposante, l'autre plus fine et le port fier. Les propriétaires ? Deux pauvres âmes plus ou moins égarées comme Nylrem et elle ?

Les portes claquèrent doucement et plongea le hall dans la pénombre. La lumière seule des torches ne suffisait pas à éclairer complètement l'endroit mais elle permettait au moins aux quatre individus de se jauger. L'elfe lâcha la main de son compère et s'approcha du chevalier et de Linae. Elle inclina légèrement la tête en guise de salut.

Ma foi, je suis ravie de voir un visage familier ici, Nichiren.

Elle dévisagea alors Linae et ajouta d'un ton amical :

Je suis enchantée de faire votre connaissance et puis vous assurez que vous n'avez rien à craindre de nous. C'est une belle arme que voilà mais vous pouvez la ranger, personne ne se battra.

Elle se tut, attendant que Nylrem se manifeste mais il ne fit rien. Idrial se demanda alors où il avait bien pu traîner avant de revenir ici pour avoir perdu ses manières. Néanmoins, elle le savait attentif et décida de poursuivre alors que le silence se prolongeait.

Voici Nylrem, paladin de son état. Enfin, ce qu'il en reste. Dieu seul sait où il est allé marauder ces derniers temps.
Si vous me permettez, je préférerais ne pas m'embarrasser d'un langage trop formel et vous parlez simplement. Mieux vaut vous prévenir tout de suite puisque cela va arriver de toute façon.
Bon ! J'ai cru comprendre que vous étiez perdus. Nyl' aussi, moi non. Et croyez-moi, je ne sais toujours pas si j'ai pris la bonne décision en entrant ici. Nous sommes dans le Manoir de Ter Aelis. Une des plus antique bâtisse du pays. La plus étrange qui plus est. On ne sait pas vraiment qui l'a construite ou à qui elle a appartenu toujours est-il qu'elle est encore debout et exerce une surprenante attraction sur les gens qui la côtoient. Ce qui explique pourquoi nous sommes rentrés après tout.
Et puisqu'on est là et que les portes sont fermées, autant...

Elle s'interrompit brusquement. Une légère odeur marine flottait dans l'air. Un parfum discret qui était peut-être présent depuis un moment mais jusque-là imperceptible.

Hum...Autant explorer les lieux. Personne n'en est revenu parait-il !

Et je l'ai senti plus que je ne l'ai vu également.

Idrial s'accrochait désespérément au bras de Nylrem comme si elle avait peur qu'il court en direction des escaliers d'un moment à l'autre. Après tout, l'elfe n'avait, elle aussi, que cette idée en tête. Elle restait interdite tandis qu'un bruit clair et régulier continuait de résonner dans sa tête. A peine perceptible, celui-ci allait décroissant et elle souhaitait de tout son cœur qu'il ne s'arrête pas. Mais plus le temps passait et plus le son faiblissait. Alors, sans réfléchir, comme si elle ne contrôlait plus ses faits et gestes, Idrial s'élança à la poursuite d'elle ne savait quoi et grimpa les escaliers quatre à quatre. Elle n'entendit pas les cris de ses compagnons derrière elle, seul persistait celui de la messagère qu'elle suivait aveuglément.
Dans sa course, elle déboucha dans une étroite galerie, qui offrait deux choix de directions, et bifurqua à gauche. L'elfe passa devant bon nombre de portes en bois, de part et d'autres du couloir, sans jamais s'y arrêter. Ce n'est que lorsqu'elle tomba face à un cul-de-sac qu'Idrial sut qu'elle était au bon endroit. Le bruit était désormais bien présent et s'était mué en un son calme et paisible, comme le doux écoulement d'une rivière.
Là, devant la seule porte en vue, se trouvait quelqu'un.
De dos, l'elfe n'aurait su dire de qui il s'agissait mais cette personne...Il ne lui semblait pas anormal de la trouver là. Calmement, elle s'avança à sa hauteur et examina la porte face à elle masquant son trouble intérieur.

"Atalantë, salle 36.
Orphée"