[Conf. Sang ]Érylie ou L'Orgueil du Sang [ Histoire du Sang ]

Érylie où L'Orgueil du Sang

Une paire de botte claque sur le sol. Une ruelle sombre, débouchant sur une grande artère un peu plus loin. Les pas continuent de raisonner sur les pavés. Un mince filet de brume finit de s'étirer dans l'air. La paire de chaussures la fend prestement, accélérant son rythme. Une queue de cheval bat la mesure des pas quelques dizaines de centimètres plus haut. Les chaussures se fondent dans les ombres du passage, deviennent silhouette, élancée et lancée, celle ci augmente encore sa vitesse. Elle court presque mais semble glisser comme son jeu de jambes devient silencieux.

Le Sang appelle le Sang.

Arrêt soudain.
La silhouette se retourne, hume l'air, fronce un nez en trompette, écoule son regard dans les zones d'ombres. Rien, ou pas grand chose. Au dessus du nez, deux yeux rouges surplombant quelques taches de rousseur surveillent les toits tandis que les bottes s'activent à nouveau. Les pas ne résonnent plus.

Silence.
La silhouette sort finalement de cet univers étroit pour se jeter dans une rue plus grande et plus éclairée. Les yeux rouges semblent se fixer partout et nulle part, auscultant méticuleusement, gravant sur leur rétine tout ce qui semble échapper au commun des mortels.
Les yeux toujours levés vers le brouillard qui semble ne vouloir jamais quitter ces quartiers de la ville, la silhouette ne voit pas venir celui qui comme un fantôme errent parmi les vivants.

Semblant trouver enfin ce qu’elle cherchait, la jeune femme s’immobilise. Le Sang chante pour le Sang. Et Erylie connaît très bien le sang. Il est sa vie et sa faim. Il est la force qui fait se mouvoir son corps. Erylie s’avance avec une méfiance féline. Ses lèvres remontent doucement sur ses dents, en un sourire prédateur. Oui, c'était ici. Le sang répandu.

Elle hume l’air autour. Et pousse enfin l’immense battant devant elle. À l’intérieur tout s’embrase. L’ombre au sol appelle la jeune femme tandis que le plafond brille comme sous le feu de millions d’étoiles.

- On m’avait bien dit que vous seriez la.

La jeune femme se redressa de toute sa taille et leva une tête orgueilleuse vers le plafond miroitant. Et son sourire insolent sur ses dents pointues :

- Si vous me voulez, venez donc me chercher !

Des dents pointues comme ces anciens souvenirs, cette mémoire fragile du sang perdu quelque part. Ces dents pointus qu'un regard plongé dans l'ombre observe attentivement tel un objet d'étude, une observation étrange auquel il accorde un vague intérêt. Pourquoi entre t'on discrètement dans des palais ou la moindre présence brille si fort que toute la région en est éveillée. Le goût du sang. De sa place, Sanz devinait les effluves d'une soif inextinguible, la trace immanente d'un appel. Sa voix s'éleva, lente et murmurante:

Vampyre, vampyre... C'est toi qui nous cherche. Qui sent, qui traque le Sang. Nous n'avons rien à t'offrir, nous avons déjà tout bu, tout pris. Que veux tu de plus que nous n'ayons? Viens tu chasser ici, sous nos yeux? Que chasses tu vraiment... .

L'intonation sembla se répandre tant partout qu'on croirait qu'une centaine d'échos se répondent le même propos, et dans cette répétition sans fin, le pas du prince l'approcha de la jeune étrangère pour mieux la voir. Dans la clarté obscure d'une lueur venue de l'ombre le visage d'Erylie s'éclaira et laissa apparaître le rouge de ses yeux tel la preuve d'une faim latente. Sanz sortit une petite dague et laissant tomber une goutte au sol devant elle avec lenteur. Puis il s'adressa à elle d'une voix suave et entêtante.

Il ne nous reste plus que cela. En voudrais tu?

Le sourire qui déforma les lèvres du Prince semblèrent comme moqueur, joueur léger d'une partie qui se dessinait dans la salle sombre des Invocations au plafond brillant plus qu'une galaxie.

Érylie sentit tout son être se révolter et se tordre de désir tout à la fois. Ses dents percèrent d'elles-même la barrière de ses lèvres et ses yeux se mirent à rougeoyer violemment. La soif brulante embrasait sa gorge sèche. Son orgueil se révoltait contre ces paroles hautaines. Elle planta ses yeux dans ceux de son interlocuteur. Son sourire lui donnait des frissons. Tout ce sang gâché. À terre. Elle n'irait pas le chercher à terre.

Je chasse la Soif, Prince du Sang. Et en attendant de l'éteindre je cherche à l'étreindre.

Érylie sentit les muscles de son dos se raidirent. Le Sang chantait pour le sang. Elle en avait tellement envie. Cette minuscule goutte à terre mettait plus à mal ses défenses que les deux derniers siècles de chasse. Elle fit un pas en avant. Puis un autre. Elle était vampyre après tout. Et il était le Prince du Sang. Oh ce sang. Comme elle en avait entendu parler. Comme il l'avait appelée. Et que de chemin pour le trouver, enfin, bien à l'abri derrière la jubilation d'un sourire. Mais elle était vampyre. Et le sang était aussi la mémoire de ceux de son peuple.

Je viendrais prendre à la source la fin d'un monde Prince. Si vous me laissiez approcher.

Et la soif. Qui assaille et tenaille. La folie de ce sang et l'envie. De combler enfin cette soif. Et la mémoire des siens. Érylie s'arrêta à quelques pas de l'Autre. Le feu dans les yeux.

Il est resté immobile face à l'ineffable désir qui augmentait chaque seconde dans le corps d'Erylie. Si elle se perdait, si elle ne savait pas résister au parfum entêtant du Sang du Prince ; et si jamais il allait jusqu'à conquérir cette âme? Dans le battement de sourcil il résolut la question. Les Vampyres étaient d'anciennes races nobles rongées, elle méritaient l'insigne honneur de goûter à la source le Sang, et de s'y abandonner , vaincu par le Sang, aussi.

Quand elle s'approcha, il ne la repoussa pas, quand elle planta ses crocs tremblant d'une soif inextinguible il ne réagit pas. Ce fut le contact de sa peau perlant de sang à ses lèvres qui l'éveilla. Dans la liaison lente et brusque il perçut soudainement tout l'essence, le corps contracté par le désir et l'âme qui plonge dans les lacs sanglants du Sang, de sa Mémoire, jusqu'à la Source. Enivré du lien qui se construisait, de la possession latente quand le Sang enchaîne sa proie, il ferma les yeux et étreignit Erylie.

A jamais sûrement... tu te souviendras de ce Sang, et ne voulant rien d'autre que lui tu écumeras toutes les races jusqu'à la dernière pour assouvir une faim qui n'a aucune fin.. . Et plus tu le voudras, plus il corrompra tes sens, dominera ton âme. Les Vampyres sont tombé chacun sous mon joug, tu n'y resisteras peut être pas toi même. le Sang appelle le Sang, le cri sauvage du Vivant répond au chant du Sang.

La repoussant brusquement , l'envoyant rejoindre un pilier qui soutenait la voute de la salle, le choc fissura la pierre. Sanz appliqua sa main sur la plaie et baignant sa main du sang il l'approcha de ses lèvre. L'odeur calma sa violence.

Que crois tu venir chercher ici? Ton peuple est mon Esclave.

Dans l'ombre, une lueur approcha, des crocs lumineux et des yeux fauve décorés de l'iris divisé en trois. Anwen sous sa forme de lion s'approcha, un grondement sourd perçait dans sa gorge. Ses pattes blanches étaient encore perlées de sang et dans tout son corps, fixant Erylie au sol, une envie haineuse monta de vague en vague.

Et la première des Vampyres a tellement hâte de te goûter à son tour.

Érylie gisait contre le pilier fissuré. Le regard vide. La gorge pleine. Repue enfin, après des siècles d'attente. L'exquise sensation de la Soif apaisée. Puis tout remonta à la surface. Comme un coup derrière la tête, la faisant haleter. Elle se souvint du désir qui l'avait fait se jeter sur cette gorge offerte. Des bras la tenant et la rejetant.

Une pointe de douleur pure lui vrilla les yeux. Du sang, partout, du sang et des hommes. La douleur à nouveau. Érylie avait demandé à savoir. Maintenant elle voyait. Les images à jamais gravées sur sa rétine.
Elle voyait la fin de son peuple. La mort moissonnant parmi les siens. Les cris et la peur. Les palais ensevelis. Les survivants errants parmi les décombres. De ce qui ne serait plus jamais.
Elle avait vu des races entières s'éteindre les unes après les autres. Des souvenirs mêlés d'envie lui chatouillait la mémoire. Une mémoire perdue.
Elle avait vu les empires se lever et tomber. Inexorablement. Selon le bon vouloir d'un seul homme. Homme?
Érylie releva péniblement la tête. Homme ou bête, elle ne savait plus très bien. Mais puissant. Et au sang si désirable.

Un nouvel éclat de lumière vint se ficher derrière ses paupières. Les allées du Monde étaient vides dans ces visions du passé. Partout courraient les forets, là ou auraient du rire les enfants. Les palais abandonnés à la hâte résonnaient du silence trop longtemps contenu. Assourdissant. Le vent soufflait dans les jardins suspendus. Les fleurs fanaient au soleil, grimpaient aux murs et aux colonnes. Anarchie naturelle. Tout était passé et silence et calme. Après la tempête. Le souffle court, les yeux plus rouges que jamais, Érylie entama une chanson, un murmure à peine audible. Une mélopée pour les disparus.

Je ne suis l'esclave de personne. Je venais chercher le Sang qui m'appelait.

La mélopée s'arreta. Érylie était à genoux devant Anwen. Elle tremblait. Si elle pouvait planter ses crocs dans son cou. Perdre ses mains dans la fourrure soyeuse pour mieux s'y accrocher. Mais elle doutait de résister à un autre appel de cette puissance. Retomber dans le passé comme une vague retourne à l'océan. C'était mourir brusquement et revenir. Manquer d'air et souffrir à travers ceux dont le souvenir perdurait. Dans une goutte de sang.

Érylie découvrit ses crocs au lion face à elle. Animalité et brutalité. La force appelait l'ardeur.

Je n'ai pas peur de mourir. Je suis venue chercher le Sang.

Anwen fixait ce vampyre étrange qui repoussait les limites de son corps, qui fixait sa mort comme une tendre amie qu'on ignore pas, qu'on accueille avec la lenteur d'une retrouvailles sereine. Ses crocs luisaient dans la lumière tamisée. Une seconde il lui sembla qu'elle connaissait ce visage, ces yeux. Sa mémoire balayée par le sang exhortait des images lointaines, des émotions fanées décomposées dans une amnésie persistante. S'approchant d'Erylie elle l'accula contre la colonne, approchant son museau de ce regard sanglant, laissant son souffle se mêler aux respirations de sa proie. Pendant ce temps le Prince s'était agenouillé et posant sa main dans le coup de la jeune vampyre murmura:

Pourquoi te tuerais-je... Anwen a faim, et moi aussi. Nous avons bien peu de repas ces derniers temps... . Puisque nous avons comblé tes désirs, peut être nous aiderais tu à ton tour...?

Sa voix était lente et suave, comme un parfum entêtant qui enchante et qui appelle, qui exhorte celui qui écoute tout en l'apaisant.

Tu pourrais nous raconter de belles histoires, pendant ce temps, dans ton sang comme tu en as vu de belles à ma gorge.

Un ongle de Sanz écorcha brusquement la peau d'Erylie, laissant perler une goutte de sang de l'estafilade. Il la récupéra au bout de son doigt et la goûtant murmura

Nous pourrions... peut être nous nourrir,à notre tour , n'est ce pas?

Érylie porta une main à l'écorchure de son cou. Ses doigts tremblaient alors que son coeur était serein. Elle était née vampyre. Son coeur battait dans sa poitrine mais n'envoyait pas de sang courir le long de ses veines. Elle regarda l'homme. Puis le lion. D'une main elle saisit la crinière foisonnante. Ce contact la dérouta. Comment donc le sang sous ces crocs animaux pouvait-il chanter différemment de celui de l'homme?

Elle s'appuya sur la bête pour se relever, malgré les grondements sourds qui s'échappaient de sa gorge. Debout face à l'homme, elle sourit. Elle regarda le sang sur sa main. Son sang. Si riche et si muet. Rouge et mort. Sans vie mais rempli de mémoire. Elle essuya doucement ses doigts sur la joue du Seigneur du Sang.

Vous voulez gouter mon sang ? Quel repas ferons-nous quand nous nous serons gavés l'un de l'autre?

Elle sourit à nouveau. Le sang avait chanté pour elle jusqu'ici. Et meme si son corps tremblait, de satisfaction et de frayeur. Même si elle tremblait, elle avait suivi le bon chemin, quoi qu'il advienne.

Mon sang ne draine aucune vie. Il raconte des histoires. Il vous parlera peut-être de la derniere qu'on lui a conté. Vous pourriez vous nourir à mon sang mort. Avant même d'être née, mon sang était noir du passé.

Érylie baissa les yeux vers le lion qui grondait toujours.

Vous pourriez boire mon sang, si je savais qui elle est.

A la question indirecte, Awen grogna légèrement avant de se métamorphoser en une jeune femme d'une vingtaine d'année, les yeux rougeoyant et le front serti d'une opale pourpre. A ses yeux des arabesques noires dessinent des traits fins et harmonieux descendant jusqu'à ses joues. Ses cheveux blancs et soyeux glissaient jusqu'à ses épaules. Portant une robe légère ouvrant sur un pendentif sacré au cou, elle semblait être une Reine à la peau diaphane. Ouvrant ses lèvres elle laissa percer ses dents pointues tel des crocs assoiffées. Et tout en murmurant elle s'approcha enlaçant sa proie avec une tendresse infinie :

Maintenant, je peux? J'aime tellement les belles histoires... .

Sanz restait immobile, le regard fixé sur Erylie, laissant les deux jeunes femmes étreinte par cette même faim qu'il avait initiée, damnation folle et sanglante d'une mémoire du sang vicieuse. Sa voix porta lente et évocatrice d'un passé refoulé, absent de l'âme d'Anwen qui n'était plus qu'une chimère carnassière.

Elle se nomme Anwen, fille d'Eïos, si tu veux tant savoir... . Maintenant, elle a faim, si tu veux bien.

Sous la voute étoilée, Anwen s'approcha du cou d'Erylie et mordant la chair tendre, il sembla qu'elle fut prise de convulsion quand le sang perla à ses lèvres, comme si l'histoire qui montait dans l'onde vermeille la renversait et lui arrachait un cri sauvage, un cri de bête blessée. Des images la violèrent plus sûrement qu'une lame, creusant dans ses amnésie des brèches insolubles, des mondes de nouveaux à portée qui ressemblait à quelque chose de connu, quelque chose d'éprouvé il y a trop longtemps ; des longs couloirs, et des palais, et des banquets ; de nombreux visages, de nombreux crocs brillant dans la nuit et une couronne sur son front, une couronne maculée de sang. Roulant au sol, déchirant au passage la gorge de sa proie sous la répulsion brusque, elle finit à terre telle un corps transi, tordu et possédé sous la douleur. Un sueur maladive perlait à son front tandis que ses yeux injectés de sang regardaient avec effroi Erylie. Frappant la dalle autant qu'une folle, elle cria :

Ce n'est pas toi, ce n'est pas toi, ce n'est pas toi!

Une lame brilla soudainement dans ses main et se jetant sur sa proie elle la transperça de part en part, tenant la garde bien serrée comme pour la fixer contre la colonne. Épousant les formes de sa victime avec son propre corps, de son bras libre elle étreignit contre elle sa victime, la serrant à l'endroit de la blessure béante. Des larmes coulaient sur ses joues tandis qu'elle sanglotait. Elle releva sa main, caressant la joue d'Erylie, puis sa plaie qui crachait sans cesse un sang mort, un sang noir, un sang noble. Ses gestes étaient d'une tendresse infinie. Puis elle finit par murmurer douloureusement :

Nous sommes tous mort, il ne reste plus personne... Il ne restera plus jamais personne. Ce ne peut être toi, je ne me souviens de plus rien, lentement mes souvenirs s'érodent, ma vie s'en va.

Elle enfonça plus profondément la lame avant de tourner sa tête vers le Prince et dire dans un calme comme retrouvé:

Mon prince, cette femme ne vaut rien il faut la laisser s'en aller.

Sanz inspira lentement dans son immobilisme indifférent avant de répondre d'une voix morne:

Je ne crois pas, Anwen.

Erylie s'effondra au sol, les mains crispées sur la lame dans son ventre. Seigneur, que ça faisait mal. Elle resserra sa prise et entrepris de se l'extraire du corps. Elle transpirait sous l'effort mais son envie de hurler se brisait contre la barrière de ses dents serrées. Ses paumes se coupaient au tranchant de la lame, interminable.
Quand enfin elle put la jeter au loin, le monde dansa devant ses yeux. Rejetant la tête en arrière, elle gémit. La douleur déchirait son cou. Elle porta une main a sa gorge et l'autre à son ventre. Incapable de dire quelle blessure saignait le plus. Elle haletait comme le temps emballait sa course. Son sang noir recouvrait tout à ses pieds. Quelle jolie couleur vraiment. Erylie grimaça un sourire au Seigneur du sang qui la regardait d'un air indifférent.

Je n'avais pas l'intention de partir.

La blessure à sa gorge commençait déjà à se refermer, aussi Erylie porta ses deux mains à son ventre. Sa tête et le monde ne semblaient plus vouloir valser ensemble. Sa respiration se calma et elle attendit. Elle attendit que son héritage ancestral fit son oeuvre. Elle était vampyre. Une lame dans le ventre ne lui faisait pas peur. Mais il lui faudrait un peu de temps pour se remettre. Et de nouveaux habits. Erylie grogna sourdement. La catin. Comment avait-elle pu? Il n'étaient plus assez nombreux pour se faire ce genre de sale coup. Plus assez nombreux, mais pas tous morts comme elle l'avait dit. Qui était-elle pour croire tous ceux de sa race disparus? Qu'avait-elle vu dans le noir de son sang qui ait déclencher une telle fureur? Une fille d'Eïos. Mais Eïos avait eu beaucoup d'enfants. Tellement d'enfants.
Erylie s'agrippa à la colonne pour se relever.

Et maintenant ?

La voûte s'empourpra d'étoiles fragiles, et de mémoire. Ce n'était pas un ciel, c'était une pensée qui filait dans la matière et dessinait de vieux souvenirs. Des palais érodés par la pluie, le vent, comme troublés par des marées inlassables. Au centre trônait un visage jeune et sombre, une Erylie, légèrement changée peut être, mais aux traits toujours aussi fins, aussi précis. De ces visages qui n'éprouvent ni vieillesse ni fatigue, et qui ornent tous les manoirs des familles élues: les Premières Familles, celles qui commandaient avant les grandes Guerres, celle que Sanz connaissait pour les avoir longtemps...traquées. Un léger sourire déforma ses lèvres tandis qu'il sortait Azrâel la Dévoreuse. Lentement il la déposa sur l'épaule d'Anwen, provoquant au contact une brûlure locale. Pressant l'arme plus violemment il ordonna :

Incline devant ta Reine, Anwen. Elle a retrouvé le chemin, pour rentrer à la maison... . Bienvenue Erylie. Navré pour les désagrément. Il haussa légèrement les épaules avant de ranger Azräael. Anwen... accompagne ta soeur dans les geôles. Je crois qu'elle a besoin de se retrouver. J'ai quelque affaire en cours.

Sanz se retourna délicatement avant de laisser ses pas le guider dans l'ombre jusqu'à se faire absorber. A son départ le ciel se décomposa et des pierres de briques apparurent, noires écarlates. Le sol tangua un peu avant de laisser les dalles de la salle des invocations réapparaître. Tout autour d'eux des invocateurs masqués par une capuche se rapprochèrent et d'une main discrète indiquaient le chemin. Au fond de la salle, par la porte basse.

L'Amazone aida Erylie à marcher en la soutenant. Le pas était claudiquant mais tenait. Ensemble elles rejoignaient les salles inférieures, empruntant les longs couloirs de pierres noires et anguleuses pour arriver devant les barreaux de bronze. Quand elles atteignirent une des cage, Anwen ouvrit la porte et laissa tomber le corps de sa soeur. Sa voix faible et murmurante résonna dans l'espace

Il ne faudra pas m'en vouloir tu sais, ils vont vouloir essayer de te tuer.

Erylie chut brutalement à terre. Cela devenait une habitude depuis qu'elle avait passé la porte de ce palais.
Elle leva un regard incertain vers Anwen. Des mots avaient été dit. Des mots qui avaient été assassinés, il y a tellement longtemps. Reine. Soeur. Tout cela avait disparu des siècles auparavant. Une douleur dans son ventre lui fit baisser la tête et serrer les dents. De toute manière la belle ne semblait pas disposer à parler. Un courant d'air passa. Les pas d'Anwen au loin.

Nous reverrons-nous ?

L'écho de sa voix mourut entre les pierres des murs. Erylie se retrouva seule dans l'ombre salvatrice de son cachot. Le silence et le froid l'envahir. Que le repos était nécessaire. Pour son corps et son esprit. L'un embrouillé, l'autre abîmé. Erylie pensa au Prince. Elle était de retour. De retour dans un endroit inconnu pourtant. Il ne lui semblait pas être déjà venu ici. L'obscurité ne lui disait rien. La nuit même était différente ici. Différente des nuits au dehors. Faisait-il vraiment nuit d'ailleurs? Etait-elle déjà venue ici ? Il lui semblait n'avoir fait que suivre le chant d'un autre. Un chant puissant et envoutant. Inéluctable.

Erylie se traina contre un mur, une main toujours préssée contre son ventre. La blessure se refermait lentement. La régénération était presque plus douloureuse que la blessure elle même. La douleur embrouillait ses pensées déjà fatiguées. Le sang avait chanté pour elle. Des réponses viendraient. Des réponses.

Erylie ferma les yeux et attendit.

Ce fut en silence qu'Anwen revient, vêtue de sa fourrure douce et de ses crocs blancs. Se déplacement silencieusement vers la cellule d'Erylie, elle s'assit devant les barreaux, laissant ses yeux de loup fixer le corps de la jeune femme. Avec difficulté elle essayait de se ressouvenir de ses traits, de son visage, de tout ce qui pouvait lui faire souvenir qui elle était et pourquoi elle le connaissait. Depuis que l'emprise du Prince s'affaiblissait, sa mémoire revenait, fil par fil, jusqu'à dessiner des images d'autres temps, d'autres lieux, d'autres rêves. Dans l'ombre de ses cauchemars elle retrouvait les fantômes de ses frères, tous pourchassés par cette même ombre, implacable et immortelle, légion et assassine, celle d'un jeune enfant aux ailes plus blancs que son pelage, décapitant, aspirant le sang de chaque vampyre rencontré, vidant tous les palais sans que rien ni personne ne puisse l'arrêter. Dans les dédales de ses rêves inachevés elle retrouvait des images sanglantes, et dans les geôles, en fixant sa sœur, se demandait encore comment tout cela était arrivé. Sa voix fut à peine un murmure :

Tu sais, nous nous sommes défendus. Je crois que nous avons fait quelque chose de ce genre. Jaël, Kher, Miron, quelque autres peut être, nous avons essayer de le traquer, je crois, et puis nous avons sûrement échoué, chacun, un par un, ou tous ensemble. Il paraît qu'un Dieu le protège, il paraît qu'il ne craint pas grand chose et qu'il asservit les âmes de ceux qu'il finit par vaincre. Ce n'est pas un vampyre, il ne nous ressemble pas.

Elle se transforma lentement en cette amazone triste et silencieuse, rêveuse et joueuse, qui serrait contre sa joue les barreaux noirs, et tenait ses mains sur le metal comme pour le broyer.

Il n'a pas vraiment besoin de sang, il l'utilise plutôt, il en fait ce qu'il veut ; avec lui il attire, puis il pourchasse, il tue et il ramène à la vie. Il l'use comme d'un précieux pouvoir comme pour dominer le vivant, je l'ai vu détruire un corps pour le faire renaître, je l'ai vu mourir aussi et renaître, dans la chair des autres, emportant en tout ce qu'il croise l'étreigne maudite de son propre sang. C'est comme cela qu'il enchaîne le vivant à lui, il te laisse boire son sang, et dedans, dans cette mémoire , tu te perds... . Tu vois tellement... des palais et des rires, des voix comme des vents qui frappent dans la pierre, dans l'eau, dans l'herbe résonne, et crie encore quand tu ne veux plus rien entendre ; crie dans ton sommeil, dans tes souvenirs, te supplie de revenir, de goûter encore à la saveur du Sang. Et peu à peu... tu n'es plus que sa chimère et son ombre. Il va probablement vouloir t'emporter aussi, il ne te tuera pas vraiment, même s'il finira par briser l'être dans ton corps, parce qu'il lui faut détruire ton essence avant qu'il ne s'empare de ton âme.

Et tandis qu'elle parlait sans s'arrêtait, des larmes pourpre glissaient sur ses joues et ridaient ses joues, comme si elle revivait en même temps tout ce qu'elle décrivait, comme si elle devinait ce par quoi Erylie devrait sûrement passer. Le Prince ne l'a pas tué, il l'a trouvé intéressante ; quelque chose en elle l'a retenue, et il est resté calme, immobile dans une profonde réflexion cachée au fond ses pensées de méandre, caché comme un mystique secret. Il a sondé le fond de son âme, sans la trouver sûrement puisqu'elle est née vampyre, puisque son sang est mort et qu'Erylie a su sûrement, inconsciemment ou non, résisté, à cet appel brusque du néant. Dans un léger sanglot, elle conclut:

Fille d'Eïos, Erylie, as tu une âme?

Un murmure dans l'obscurité du cachot sortit Erylie de sa transe. Un murmure qui s'étirait dans le temps et dans l'espace de sa mémoire. Erylie essaya de parler. Mais ses lèvres étaient closes à l'instar de ses yeux. Pourtant elle sentit au fond d'elle que les liens qui l'unissaient avec le courant d'air qu'était Anwen auprès d'elle, lui permettaient de parler sans mot. alors son esprit tenta de toucher d'un filigrane ancestral celui de l'amazone. Traversant l'air froid et humide. Passant lentement les barreaux glacés.

Oui nous nous sommes battus. Et avec honneur. La lutte des nôtres survit dans ma mémoire et vibre encore dans mon corps. Oui nous sommes tombés, les uns après les autres et parfois tous ensembles. Mais avec honneur. Nous l'avons traqué et pourchassé. Nos crocs étaient sanglants de la vie de ceux qui s'interposaient entre lui et nous. Nos mains tremblaient de la soif et de vengeance. Notre colère était sans fin et rien n'aurait pu l'arrêter. Oui il était Un la où nous étions des dizaines, et c'est comme des fétus de pailles que nous tombions sous ses assauts insensés.

Erylie soupira et rompit le contact qui lui coutait tant d'énergie. Sa tête tournait à nouveau. Le souvenir de l'esprit d'Anwen si proche du sien la renvoya dans un passé aussi lointain que perdu. Des tentures pourpres dansaient devant ses yeux, voilant la lumière meurtrière du soleil. Pour qu'une fillette puisse jouer dans les couloirs et la salle du trône. Le rouge envahissait sa vision et sa mémoire. Le rouge des voiles sur les dames de la cour. Le rouge d'une couronne assassinée. Le rouge des larmes. Le rouge d'un abandon. Erylie voyait danser sur la rétine de ses souvenirs celle qu'elle avait été. Comme un vieux film poussiéreux, d'une vie passée. Les courses dans les jardins sous la lune et les bras aimants pour la rattraper quand elle tombait. Les bras qui la tenait quand elle tardait à s'endormir. Un amour évanoui. Peut être retrouvé à présent.

Erylie balaya ses souvenirs d'un sifflement. Et releva la tête pour regarder les larmes de sa soeur dans les yeux. Tout ce temps perdu, volé. Il leur avait arraché leur Reine, leur vie, leur espoir. Il avait saccagé au coeur leur désir et leur croyance. Il l'avait emmené quand tant d'entre eux avaient besoin d'elle. Il l'avait attaché et entravé. Il avait violé son être et son essence pour la faire sienne. Il n'était pas comme eux. Et pourtant elle avait suivi son Chant jusqu'ici. Et ici et maintenant elle ne voulait pas partir.

Mon sang est noir et silencieux. Ce qu'il a vu en lui ne sont que rêves et illusions. La mémoire de nous réside dans mon coeur mort qui bat sans produire de son. Je n'ai rien senti dans son sang qui ne soit pas souffrance et massacre. Qui ne soit souvenirs et mémoire. Dans mon sang, ce qu'il a vu je l'ignore. Mais je suis fille d'Eïos. Et je ne crains ni les ténèbres alentours ni les siennes.

Erylie se leva lentement, et retira sa main de son ventre. Sous le tissu déchiré on pouvait apercevoir sa peau nue et blanche, intacte. Elle s'approcha des barreaux dans un mouvement feutré et posa ses mains sur celles crispées de sa soeur.

Si je n'ai pas d'âme comment donc te reconnaitre, toi qui m'a tellement manqué? Si je n'ai pas d'âme au plus profond de mes instincts, comment savoir que je suis au bon endroit, celui qui était prévu pour moi depuis le Commencement ? Si je n'ai pas d'âme, comment donc pourrais-je me nommer fille d'Eïos? Ma soeur, ma soeur, c'est ton âme en moi et la mienne sur la tienne. C'est être vampyre que d'être Un et Deux.

Touchante conclusion.

La voix du Prince avait surgi brusquement dans le dos d'Anwen, la voix sombre de l'Appel dure et insensible. Il posa une main rigide sur l'épaule de l'Amazone ; elle frissonna du froid du néant avant de se retirer, intimé par la présence de son Maître. Ses doigts quittèrent à regret le contact de sa sœur, puis se leva et s'enfonça dans un coin de la pièce. Sanz fixa les yeux sombre d'Erylie comme s'il cherchait un sens dans les traits de son visage et le feu de son iris. Longtemps ils s'observèrent dans un défi de silence. Puis le grincement de la porte rouillée rompit l'attente, il ouvrit la cage tout en murmurant:

Je ne sais ce qui t'aura permis de survivre, ou de tenir le front des rafles. J'ai cru ne jamais revoir un seul héritier de ces Premiers Vampyres. Il semble que je me sois trompé. Mais il n'est plus temps de vous chasser, vous n'avez plus grand chose et vous n'êtes plus grand chose. Vos empires sont tombés et le Sang pur demeure et domine ce qu'il reste des Anciens Mondes. Vous n'êtes plus assez pour retourner à la surface, n'est ce pas? Pour ceux qui restent, vous vous terrez dans les profondeurs de quelque grottes, en priant pour que la nuit dure... . Vous aviez refusé le grand Sacrifice, en préférant l'arrogance de la survie de votre lignée. En voulant survivre, vous avez malmené l'équilibre de l'Harmonie. Désormais, tout cela est revenu dans l'ordre.

Il s'approcha du visage d'Erylie et tout en passant une main à sa joue, dans une tendresse infinie il lui sourit et lui dit:

Ce sera vain espoir de recréer des Vampyres, tu le sais... ? Vous n'aurez plus jamais...d'enfant.

Et se relevant il laissa la grille ouverte en commandant Anwen de le suivre. Elle se transforma en lion doré et suivant les pas de son maître jeta un dernier regard vers Erylie. Elle le savait déjà. Il n'existait plus qu'un seul sang divin, celui des Harmonies Anciennes, du Sang pur, le reste n'était que de regrettables survivances qui auront tôt fait de s'effacer. Quelque part, demain, elle finira par s'effacer aussi, noyé dans la Mémoire du Prince.

Erylie regarda le frustre et la belle s'en allé. Cette porte ouverte sonnait comme le glas d'un passé tumultueux. On la laissait libre de partir après qu'elle eut vu et souffert. Impensable. Son orgueil n'en supporterait pas tant. La jeune femme laissa retomber ses mains contre son corps. Un peu perdue elle les regarda disparaître et l'ombre reprendre ses droits sous terrain. Elle devait réfléchir. Que faire? Elle en était sure, elle était là où elle devait se trouver. Elle le sentait au plus profond d'elle-même. Tout avait eu lieux depuis toujours pour qu'elle arrive dans cet endroit à cet instant précis. Devant cette homme qui enchainait sa soeur et qui se jouait de leur sort comme un enfant capricieux.

Il avait voulu les détruire. Ramener l'Harmonie. Mais il l'avait laissé boire à sa gorge. Il l'avait laissé voir la vérité. Et sa haine de lui était morte avant même d'être pleinement. Sans comprendre pourquoi Erylie savait appartenir à cet endroit. Où il vivait. Meurtrier et sanguinaire. Désirable.

Oui ils étaient arrogants, car sa race méritait de l'être. De grands pouvoirs et de grandes responsabilités, que l'on avait anéanti au bûcher des harmonies. A la flamme de l'orgueil. Oui leurs empires étaient tombés comme des châteaux de cartes. Mais non, ils ne se terraient pas. Ils survivaient et tentaient de transmettre leur mémoire violée de leur propre sang.

Erylie porta une main sanglante à sa joue, recouvrant l'empreinte du Prince. Non elle n'aurait pas d'enfant, car sa race se mourrait. Il n'y avait plus assez de pureté en eux pour se reproduire sans risque. Oui elle resterait femme sans jamais enfanter. Peu importe, la mémoire se transmettrait d'une autre manière. On trouvait toujours un moyen. On en avait toujours trouvé jusqu'ici.

Erylie soupira et franchit la porte du cachot. Mais le palais avait l'air immense. Où aller ? Et pour trouver quoi?
Incertaine, elle s'adossa aux barreaux et frissonna.

Le sang chante. Ainsi soit-il.

Et elle entama une mélodie. Un morceau de mémoire en notes pour rassurer les hommes au combat. Son combat à elle commençait.

Mélodie vient chatouiller les paupières closes, repousser les cils et découvrir les pupilles vides. Machinals mouvements de doigts comblant les vides, une main porte la flûte aux lèvres qui soufflent sans savoir, encore. Les poumons se vident en une note longue, infinie, effroyablement douce. Une deuxième main s’approche de l’instrument, la tête se relève, le regard se fait franc. La musicienne se redresse, accroupie dans l’ombre, elle fixe d’un regard de feu la vampyre qui chante.
Sa musique monte, imperceptiblement, la note s’affirme, se change et s’emmêle aux nouvelles. Elle fait danser ses doigts sur le bois, éveillant son âme qui luit par les gravures. Elle veut rejoindre la voix ; laisse le désir monter, étouffé. Sauvage arabesque s’élance vers l’intrue, l’effleure et recule, hésitante, puis revient à l’assaut. Enfin elle s’empare d’elle, l’englobe tel un cocon, s’immisce en elle, fouille ses entrailles, le tréfonds de ses pensées. En douceur, sans brutalité, Tàranis s’est redressée pour s’approcher. Sans interrompre le jeu de l’harmonie, elle glisse d'un ton suave quelques mots dans l’esprit d’Erylie.

Que cherches-tu maintenant que ce Sang coule en toi ?

Debout face à la vampyre, la jeune femme cesse de jouer. Les yeux sombres, mi tristes, mi haineux, elle lui jette un dernier regard avant de tourner brusquement les talons.

Tu finiras son esclave.

Erylie sursauta. Il était une voix dans sa tête qui parle et soupire. Il était un chant sans fin et tendre qui enrobait ses pensées et caressait son âme. Mais la voix, et le chant, étaient dureté sous la douceur. La vampyre retint son souffle et attendit. Elle laissa l'intruse effleurer son âme, se mouvoir dans les méandres de son Sang, du sang partagé. Et voir. Ce qui était et ce qui est à présent. Puis la voix parla. Et les mots furent dits. Comme autant d'interrogations tues. Comme mille lames doucement enfoncées sous la peau. Toujours les mêmes questions, sans réponses.

Je continue mon chemin de réponse. Il ne me pliera pas à sa volonté comme il le fit avec les autres. Je ne suis pas les autres, et je saisirais ma chance avec les dents s'il le faut. Alors je saurais. Je saurais pourquoi son chant m'a appelé.

Erylie releva la tête et repris son chant. Des yeux elle suivit le départ de la femme. Tout le monde semblait venir ici avec le désir de repartir. Sans en être capable. Alors tous venaient à elle, tentant de lui faire entendre raison. Elle devait partir semblait-il. Et son coeur lui hurlait de résister et de demeurer ici malgré tout. Le sang qui ne pulsait pas dans ses veines, semblait trembler d'un semblant de vie. Un frisson inconnu parcourait sa peau froide. Dans ce lieu sombre et sans âme, où toutes les vies semblaient s'évanouir, Erylie sentait sa mémoire frémir à nouveau.

Non, je n'ai pas peur.

Et d'un mouvement désespéré, elle s'élança à la suite de la femme à la flute. Elan furtif et souple, vers la Vérité.

Tandis que la vampyre se précipite à sa suite, Tàranis ne ralentit pas le pas, mais un sourire se dessine sur ses lèvres. Un sourire sans joie, de ceux qui s'effacent aussitôt qu'ils sont apparus. La jeune femme continue ainsi jusqu'à sortir des couloirs sous-terrains et, arrivée dans un escalier lumineux flanqué de larges fenêtres, elle s'approche de l'une d'elles et s'appuie au rebord. Là, elle observe en silence les allées et venues des sbires du Sang s'agitant en tout sens pour combler les désirs de leurs maîtres ou remplir quelques missions douteuses. Elle fixe particulièrement un homme de haute stature monté sur un cheval noir. Il se tient droit, une main sur la hanche et surveille attentivement un petit groupe de créatures tordues et lourdement chargées. Ce qu'elles transportent ne l'importe pas, elle remarque seulement l'attitude supérieure de l'homme, le maintien fier.

Et pourtant, même lui rampe...

Tàranis ne parle pas pour Erylie et l'a même presque oubliée, mais un mouvement de cette dernière la lui rappelle. Elle se retourne, le regard dur.

Je ne sais pas ce que tu es venue chercher et je m'en moque. Le Sang a tout à prendre, tout à gagner. Le Prince est maître du moindre être vivant qui pénètre en ces murs.

La jeune femme reporte ses yeux sur l'homme au cheval et sa voix se teinte de dégoût.

Regarde-le, celui là. Il est fier. Fier de sa position, de son pouvoir. Ridicule. Il ordonne aux sous-fifres et rampe comme un chien devant son Maître et tout ce qui s'y apparente. Il ramperait devant toi parce que tu as bu son sang. Soumis.

Un rire amer s'échappe de sa gorge, rapide. Elle se redresse, soupire, puis, se souvenant des derniers mots de la vampyre :

Tu n'as pas peur ? Mais de quoi ?

Le monde semblait avoir pris une tout autre dimension au sortir des cachots obscurs et humides. La lumière un tout nouveau sens. En suivant à la hâte Taranis qui avançait sans se soucier d'elle, Erylie fut soudainement projeter dans un monde de lumière et de grandeur. L'escalier en haut duquel elle se trouvait semblait disproportionné, mais cela n'était rien comparé à la vu qui s'offrait aux deux femmes. Des êtres étranges allaient et venaient par centaines, s'affairant sans cesse. En y repensant, les cachots aussi étaient immenses. Cela laissait présager une taille considérable pour l'ensemble du bâtiment. Cette pensée laissa l'esprit de la vampyre légèrement tournoyant.
Partout ses yeux se fixaient, captaient et repartaient. Engrangeant les informations. le nombre, les airs, les odeurs, les reliefs. L'air avait une autre saveur ici aussi, différente de celle d'en bas comme de celle du dehors. On y respirait la puissance et la force. On y respirait aussi la méfiance et la peur. Le sang imprégnait les courants flottants au dessus des fenêtres. Qui trônaient la haut comme autant d'yeux vides, témoins de la folie ambiante.

Erylie écoutait Taranis parler avec circonspection. Le Prince devait vraiment être le possesseur d'une grande force pour instiller tant de frayeur dans les coeurs. Puis elle accorda son attention au cavalier qui subissait les foudres sinueuses de la musicienne.

Qui est-il ?

La jeune femme qu'elle avait suivi lui semblait singulière. certes elle n'était pas vampyre ou autre. Néanmoins quelque chose de particulier émanait d'elle. Une souffrance et une acceptation au delà de tout. Ses questions restaient sans réponse. Comme si la femme ne les entendaient pas. Comme si elle dansait sur un chant lointain et proche. Inaccessible.

Je n'ai pas peur de souffrir pour savoir. La mémoire des miens est souvenirs et chair. Je sens en moi la souffrance qui les transperça à la vue de leur extermination. Je sens en moi la colère et le désespoir. Ces sentiments affluent en moi et dansent dans le vide de mes veines. Alors je n'ai pas peur de ce pouvoir qu'il semble avoir sur toute chose, car je sais déjà ce qu'il est et ce qu'il a fait.

Erylie se rapprocha de la femme. Contemplant à son côté la scène absurde du cavalier tremblant et fanfaronnant sous leurs yeux.

Quelle est cette mélodie qui parcours ton coeur? Que fais tu ici si tu souffres tant de sa présence ? Ne peux tu pas me dire pourquoi tu chantes si tristement à nos âmes ?

Des nuages arrivent soudain, assombrissant le couloir et déversant un flot de neige qui brouille la vue sur la cour. Tàranis relève la tête, fixe les nuages et la descente vertigineuse des flocons. Elle fait tourner entre ses doigts la flûte dont les gravure luisent doucement dans la pénombre tout en réfléchissant.

Qu'est-ce que je fais... ici ?

Elle accompagne le dernier mot d'un léger rictus, un peu étonnée de la question. Puis, se tournant dos à la fenêtre, elle pose les yeux sur l'instrument qu'elle tient toujours dans ses mains et poursuit, d'une voix plus douce, mais sans chaleur.

Tu dois savoir qu'on ne choisit pas vraiment le Sang. Il appelle, c'est tout. Et nous, on répond. Moi, j'ai répondu. Tu as répondu aussi, puisque tu es là. Nous, Confrères du Sang, pouvons avoir le Monde à nos pieds. Mais nous avons la destruction de l'innocence dans nos mains, gravée dans nos cœurs, dans nos yeux, dans la moindre fibre de nos corps. Je suis ici parce que je suis du Sang.

Alors qu'elle prononce la dernière phrase, elle tourne brusquement la tête vers Erylie, une flamme rageuse dansant dans son regard qui s'éteint aussitôt qu'elle le rabaisse.

Tu n'as pas peur de son pouvoir, mais tu viens lui offrir les tiens. Tu sens la colère et le désespoir de ton peuple et tu viens l'aider, lui, celui qui l'a presque anéanti. Tu es étonnante...

La jeune femme se tait, scrutant la vampyre.

Erylie sourit doucement à cette femme intriguée. Trop doucement. La neige semblait tourbillonner autour des deux femmes en un ballet vaporeux. Tournoyant et virevoltant les flocons venaient se poser avec une grâce aérienne sur les cheveux de la musicienne, recouvrant peu à peu sa chevelure, évitant toujours la vampyre. Léthale cette dernière murmura à l'oreille de Taranis, doucement. Trop doucement.

Je n'ai aucun pouvoir qu'il n'ait déjà. Je n'ai pour moi que les attributs de mon peuple. De la vitesse et de la sauvagerie. Une soif sans fin. Une mémoire et une vision. Une autre idée du temps.

Erylie entama la mélodie qu'avait joué si peu de temps auparavant la femme près d'elle. Les notes semblaient sorties de la flûte. Mais la voix modulait leur rythme et leurs aspérités d'une autre manière. Différente et si semblable.

Je chante comme je ne respire pas. Car les chants gardent la mémoire. Ils gardent les cris et les soupires brisés, les vies avortées et les morts salvatrices. Mon chant ressemble au tien car je suis marquée. Car j'ai répondu à cette mélodie qui faisait battre mon sang mort. Une mélodie qui appelait. Il nous a détruit et il m'a appelé. Peut-on empécher le soleil de se lever? Ou les feuilles de tomber avec la venue de l'automne? Il nous a détruit et a saigné notre mémoire. Mais il a les réponses que nous cherchons si ardemment. Aussi le peu de pouvoir que j'ai, je ne les lui abandonnerai pas sans me battre, sans réponse.

Les flocons cessèrent leur danse étrange et comme si le temps reprennait son cours normal alors que le chant cessait, ils disparurent des cheveux de la musicienne. Erylie sourit une fois encore en regardant le palais autour d'elle.

Les vampyres, étonnants ... Je n'avais jamais vu cela de cette manière.

Et son regard retourna sa rougeur sur Taranis. En silence

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