38 – JOS3PHIN8
Joséphine le regard dans le vide attendait patiemment que les choses se passent. Elle n’osait regarder une fois de plus sa montre par crainte de rendre son ennui trop voyant aux yeux de sa mère. Et aussi de peur qu’il ne se soit passé moins de cinq minutes depuis sa dernière consultation horaire.
Joséphine luttant contre le sommeil jouait de ses longs doigts, faisant tinter les bracelets autour de son poignet, poussant du bout des ongles les jetons de bois.
Un frisson lui saisit les côtes, la redressant sur sa chaise communale. Une mèche de cheveux fatigués lui barra le visage ; en un effort tout relatif elle parvint à lever sa main pour remettre ses cheveux en place. Elle profita de se regain d’activité inespéré pour à nouveau scruter d’un regard circulaire l’absurdité d’une salle municipale un samedi soir de loto. Des petits vieux, des jeunes désoeuvrés, des ménagères mentalement absentes et une table d’animateurs sérieusement affairés à vendre du rêve à deux €uros cinquante le carton. Et sa mère qui parvenait à ressentir les petits frissons du jeu avec autant d’émotion qu’un compétiteur de haut niveau. Elle avait pu voir tout au long de cette soirée interminable les éclats brillants de l’avidité dans les yeux des joueurs, les sourires satisfaits des gagnants, les fronts plissés et calculateurs de ceux qui étaient à un numéro du lot, mais aussi les regards dédaigneux des perdants, les grimaces authentiquement hypocrites des gens qui « se connaissent de vue » et qui persifflaient à la table d’à côté, qui critiquaient la tenue de telle ou telle congénère et se satisfaisaient des ragots du canton. Joséphine avait également entendu les maris épuisés ronfler au fond de la salle, et les rires gras provenant de la buvette, seul espace encore habité par un semblant de chaleur humaine.
C’était donc ça la vie ? Trimer toute la semaine à l’usine, nourrir deux gosses et un mari au charme oublié, supporter le loto du samedi soir avec une mère possédée par le démon du jeu le plus stupide du monde ?
Joséphine, démissionnaire de la vie trépidante, en était à espérer que la tension de la vieille d’en face - une copine de maman, chic comme pouvait l’être une rombière de 59 ans – fut telle qu’une crise de nerf la pousserait bientôt à bout, la faisant basculer définitivement dans l’incongruité d’une explosion de rage. Elle voulait une étincelle pour pouvoir donner libre cour à l’incendie qui couvait en elle. Elle voulait voir les jetons voler, les cartons numérotés lancés à la figure des adversaires de l’autre côté du tréteau. Elle aurait voulu que quelque chose intervienne, qu’elle puisse enfin renverser toutes ces petites choses insignifiantes qui maintenaient assis les zombies autours d’elle. Joséphine voulait tromper son mari, quitter son boulot, partir loin, avoir la vie qu’elle méritait. Joséphine avait subi depuis trop longtemps les assauts de la télévision et des rêves de gloire accessibles à tous mais réservés aux autres. Elle aurait voulu être capable de bousculer sa mère avant de partir dans un esclandre mémorable vers une ville au bord de la mer. Rouler toute la nuit, la musique traversant l’autoroute à grande vitesse, et voir le soleil se lever sur une plage. Seulement elle ne pouvait pas : elle était venue avec la voiture de maman et c’est elle qui la ramènerait à la cellule matrimoniale ce soir.
« Tu rêves encore ma fille ? Et tu n’as même pas mis tes jetons !
- Hein ?
- Tes jetons ? Tu es à un numéro du gros lot ! Tu te rends compte ?
- Ah… c’est bientôt fini alors ?
- Tu vas peut être gagner !
- Comme nous tous depuis le début de la soirée, Maman.
- Quoi ? T’es pas contente ?
- Mais si Maman. C’est juste que je fatigue un peu là. C’est long, j’ai pas l’habitude. »
Joséphine s’efforça de sourire à sa mère et lui posa chaleureusement – du moins l’espérait-elle – une main sur l’avant bras. Elle s’étira en repoussant ses mains derrière son dos courbaturé puis fit craquer les galets dans son cou. Elle s’apprêtait à se lever pour, pour faire quelque chose, n’importe quoi, aller aux toilettes, fumer une clope dehors, prendre un café ou se faire draguer à la buvette, peu importait, mais sa mère la retint fermement collée contre la chaise trop scolaire pour être confortable.
« C’est presque fini Josy ! »
Ca faisait bien deux heures que c’était presque fini !
Piteusement elle bailla de toute sa gorge, cachant ses dents derrière un cône de doigts. Ses yeux se posèrent bien malgré elle sur le carton vert et usé par trop de parties de sa grille de loto. Sa mère venait de mettre en place d’un geste assuré et habitué, les jetons manquants. Une seule case restait vide.
38
Quel vilain nombre. 38 ça lui paraissait tellement insignifiant. Elle essaya de se souvenir de quelque chose de beau et de classe qui portait ce chiffre, mais rien ne lui vint à l’esprit. 38 était vraiment un numéro stupide. Ce n’était sûrement pas avec celui-là qu’elle allait gagner le gros lot débile de la soirée.
« Prochaine bille et peut être dernière de la soirée… »
La voix atone du président du comité des fêtes annonçait un suspens insoutenable.
« Et je vous rappelle que nous jouons pour un superbe week-end sur la Côte d’Azur pour deux personnes, avec billets de train première classe et hôtel quatre étoiles, mais aussi des bons pour les restaurants de la Côte, deux entrées au Marineland d’Antibes ainsi qu’une cagnotte de 250 euros pour le Casino de Villefranche-sur-Mer. Le tout pour une valeur totale de 1 200 €uros. »
Villefranche-sur-Mer ? Jamais entendu parler. Par contre ça sonnait bien à l’oreille de Joséphine. Casino. Hôtel de luxe. Joli voyage. Et puis la mer et le soleil. Les salauds ! Ils arrivaient réellement à vendre du rêve au fond de leur gymnase municipal à la con ! Pas étonnant que des totors en tout genre s’accrochaient à leurs petits cartons semaine après semaine.
« 38 ! »
Pourtant elle serait bien allée elle aussi sur la Côte d’Azur. Elle pourrait bien le proposer à Alain son mari, mais elle connaissait déjà la réponse…
« Alors. Est-ce qu’on a un gagnant pour le 38 ? »
… ils devaient « acheter » – enfin ! après toutes ces années d’économie – pour devenir propriétaires d’un appartement à Grenoble et le louer. Le rêve de toute une vie d’ouvriers moyens, la réussite sociale par l’investissement dans la pierre. Et surtout un complément de revenus non négligeable.
« 38 ! 38 ! 38 ! Tu l’as ! Josy ! Tu l’as ! »
Sa mère hurlait dans ses oreilles. Pourquoi au juste.
« J’ai gagné ? Maman ? J’ai gagné Villefranche dans le Sud ?
- Mais oui Josy ! Lèves-toi ! vite ! ICI ! ICI ! LE 38 ! »
Des gens autour d’elle, une femme entre deux âges – comme elle-même – une étiquette sur la poitrine, se penchait au dessus d’une paire de lunettes de style cul de bouteille, pour vérifier la grille. Elle leva le bras en direction de l’estrade des organisateurs pour confirmer le gain.
On souleva Joséphine de sa chaise, on la poussa entre les chaises, on l’approcha de l’estrade, on la toisa et on la maudit, on lui sourit et on l’envia. Et puis le gros président à la moustache grise et au teint écarlate lui serra très fort la main et lui tendit un sachet de plastique à l’effigie du grossiste en spiritueux, sponsor du loto de ce soir.
« Bravo Madame. A vous le séjour aux Alpes Maritimes, félicitation. »
Et puis ce fut fini. Les gens se levèrent, enfilèrent leurs vestes et fuirent vers la nuit. Les néons s’éteignirent les uns après les autres.
* * *
Joséphine sur le parking tirait sur sa cigarette blonde, souriant involontairement mais franchement. Sa mère, très excitée, fumait à côté et parlait très vite à ses amies agglutinées les unes contre les autres dans la nuit estivale.
Joséphine profitait de ce petit moment de vengeance absurde. Elle écrasa son mégot sous sa chaussure pointue. Elle voulait rester ici encore un peu, à flotter dans ce moment rien qu’à elle. Elle ralluma une autre cigarette et profitait intérieurement de chaque bribe de phrase qu’elle percevait.
« La chance des débutants… la fille de Madame Machin… elle ne vient pas souvent en plus ! Ya pas de justice ! … Elle a rien suivi de toute la soirée, elle ne s’est même pas intéressée. Elle ne méritait vraiment pas de gagner… Moi j’irai bien avec une cougar dans son genre dans un hôtel de luxe : je suis sûr qu’au lit… Je mettrai mon lot en vente demain sur E-bay ; j’ai déjà un blender, mieux que celui-là en plus… »
Un peu plus tard dans la voiture, Joséphine n’entendait plus le monologue passionné de sa mère. Elle tenait fort contre elle son sac de plastique jaune vif. Son regard cherchait l’horizon sans le distinguer, l’heure avancée de la nuit empêchait de voir autre chose que le ruban d’usines et de magasins industriels au bord de la quatre-voies. Joséphine se projetait dans l’avenir de quelques semaines : il faudrait convaincre son mari et son patron de lui autoriser un peu de vacances improvisées, un jour ou deux feraient l’affaire, ils n’étaient pas si loin de la Méditerranée finalement. Elle se ferait bien plaisir en achetant une robe pour l’occasion ; une belle robe de soirée pour sortir et se fondre dans le paysage luxueux des nuits costazuriennes. Mais ça elle ne le dirait pas à Alain, elle lui en ferait la surprise le moment venu. Ca les changerait des week-ends monotones et sans surprise, passés entre les courses au Géant-Casino, les allers-retours aux entrainements de foot de son grand et les soirées insipides chacun devant son écran, lui devant ses jeux, elle devant ses real-TV. Ils pourraient enfin faire l’amour avec un peu plus de fantaisie et de fougue, et surtout sans veiller à faire trop de bruit dans une chambre au pouvoir érogène quasiment nul. Elle imaginait une chambre d’hôtel avec un immense lit, des montants en bois sculptés, une baie vitrée ouvrant sur la mer. Et surtout deux nuits entière sans enfants et sans contraintes !
C’est lorsque sa mère se tut que Joséphine se rappela où elle était. Le bruit de fond ayant cessé, elle sortit de ses fantasmes et se rendit compte qu’elles entraient en ville. Sa mère la déposa devant son pavillon standardisé, coincé entre deux autres maisons identiques dans le quartier résidentiel où les noms de rues rendaient tous hommage à des musiciens morts depuis des siècles. Elle aurait préféré le quartier avec les noms d’oiseaux marins.
En traversant le jardin minuscule, elle perçu la lumière bleutée d’un écran illuminant le micro-salon. Elle espérait juste ne pas trouver les gamins encore debout à cette heure-ci. Elle se débarrassa de son manteau dans l’entrée et rangea son sac à main à l’endroit attitré depuis des années, c'est-à-dire entre un buffet montagnard hérité d’une grand-mère quelconque et le porte-manteau sur pied. Elle se déchaussa et pénétra dans le salon. Ludovic son garçon de huit ans dormait profondément sur le canapé face à la télé qui diffusait un téléfilm de « charme » tardif, tandis que son mari lui tournait le dos, cliquant avec une grande vélocité sur son ordinateur. Joséphine se s’offusqua même pas, c’était comme ça pratiquement tous les week-ends où elle pouvait sortir. Elle éteignit la télévision et se posa à côté de son fils, lui caressant les cheveux par automatisme maternel. Alain s’étira dans l’ombre et mis son jeu en pause pour la rejoindre un instant.
« Alors le loto ? C’était bien ?
- A mourir d’ennui ! Comme à chaque fois.
- Mmm…
- Sauf à la fin : j’ai gagné le gros lot.
- Ah oui ? Cool. On va pouvoir le revendre, ça fera un peu de sous pour l’appart’. C’est quoi ? Un scooter ? Un frigo ?
- Non ! C’est mieux que ça ! Celui-là on va le garder pour nous deux !
- Ah bon ? C’est quoi ?
- Un week-end de luxe sur la Côte d’Azur. Rien que nous deux au soleil.
- Ah… chez les rupins ?
- C’est fou ce que ça t’inspire ! Regardes le dépliant de l’hôtel : ça à l’air vraiment chic et…
- C’est pas vraiment mon trip ce genre de trucs tu sais.
- T’exagères t’as même pas vu le reste du…
- On verra ça plus tard, hein chérie. »
Alain se leva et repartit immédiatement vers « son trip » informatique.
Joséphine n’en croyait pas ses oreilles. Elle s’était mise à idéaliser son couple ravi de vivre quelque chose d’exceptionnel, et lui, il venait de balayer en deux phrases ce rêve éveillé. Envoler le week-end en amoureux dans le palace… Quel vieux con !
Trop fatiguée pour se formaliser d’avantage, Joséphine pris Ludovic dans ses bras et le souleva péniblement pour aller le coucher. Puis elle rejoignit sa chambre, se déshabilla et enfila son t-shirt informe avant de rejoindre la salle de bain de l’étage. Face à elle-même, se brossant les dents sans conviction, elle se dévisagea. Ses longs cheveux mal coiffés tombaient sur ses larges épaules trop musclées par le travail à la chaîne. Ses pattes d’oies devenaient de plus en plus visibles, mais elle se trouvait encore relativement épargnée par la fin de trentaine. Elle se rinça la bouche et se redressa devant son reflet. Elle bomba le torse, souleva son t-shirt et considéra son ventre, flasque certes, mais loin d’être proéminent. Ses jambes avaient gardé une ligne relativement correcte et elle était encore satisfaite de ses fesses. Elle se disait qu’avec un peu d’entretien physique et de soins esthétiques, elle ressemblerait un peu à la jeune fille qu’elle avait été. Pour donner écho à ses pensées, elle choisi une crème de nuit qu’elle n’utilisait que trop rarement et se massa le visage délicatement. Quoi qu’en pense son mari et sa famille, elle méritait mieux que cette vie morne et insignifiante.
Elle alla se coucher dans son lit étriqué et froid. Elle prit un dernier moment ce soir là pour passer en revu le contenu de son lot. Etalés sur la couette, les dépliants et descriptifs de son séjour la réconfortèrent un à un. Qu’importaient les idées trop bien arrêtées d’Alain, c’était son cadeau et elle était bien décidée à en profiter, quitte à y aller seule.
38
Quel drôle de chiffre. Elle n’aurait jamais misé sur lui. Et pourtant il lui apporterait un peu de bonheur. Dans un demi-sommeil, elle pensa à toutes les choses merveilleuses que représentait ce nombre. Dans exactement trois semaines elle aurait trente huit ans, et ce voyage ferait une excellente occasion de fêter son anniversaire. Ca tombait un samedi en plus. En plein pendant le week end. Elle regarda dans l’agenda de sa table de chevet – celui où elle notait ses périodes de règles et les rares rendez-vous et activités exceptionnelles de sa vie – à moitié engourdie. Mi septembre, pendant la semaine trente huit. Quel heureux hasard.
38
C’était un bon chiffre.