[ Rp Concerté libre] Là, il pleut.

Là, il pleut : sur le village. Il a toujours plu. Des nuages qui restent, qui ne s'en vont jamais. Et pourtant il vente, et pourtant il vente, le temps et l'orage qui traînent les feuilles, et les feuilles qui entraînent les sourires. Mais il pleut comme jamais, comme jamais il a plu ailleurs. Et nous somme les habitants de la pluie. Que voulez vous connaître d'autre quand jusqu'à l'horizon la pluie décore, des vivants aux morts. Alors ne leur demandez pas ce que veut dire soleil, ce que veut dire ciel bleu, et puis ce que veut dire tout ce qui ressemble à un horizon si orange qu'il brille comme un feu dans les yeux des enfants.

Et la tout au milieu de la pluie, tout au milieu de l'orage, le centre pile, une fontaine qui n'a jamais marché. Et qui flotte sur le monde.

Et puis il y eut les étrangers.

***

Moi, j'étais un loup au pelage blanc. La pluie me surprit pendant que je dormais, la queue posée sur le nez, perdu dans mon sommeil profond. Et une goutte fit ploc sur le dessus de ma tête, et une autre fit ploc sur mon dos. Et puis les plocs se firent plus pressant, envahissant chaque parcelle de mon corps, et puis je fus trempé : jusqu'aux os. Je courus alors, droit devant, comme filent les oiseaux, je courus pour sécher et ce fut un jeu entre les gouttes et mes bonds. Je savais courir vite, tel un vent qui circule et qui affronte sans une once de peur le paysage qui dégoulinait de couleurs délavées. Quand le petit village brilla sur une colline. J'avais longtemps maraudé, ici, ailleurs, mais jamais vu ce petit bout de pierre accroché à l'herbe basse. Parfois la réalité invente quelques fantasques mondes. Je m'arrêta net devant une masure, où s'appuyait un élégant porche, et me glissant à l'intérieur fit les yeux doux au cheval qui broutait son foin. Il fit signe de la patte arrière que j'avais pas intérêt à approcher mais que je pouvais bien me reposer dans un coin, en attendant que le soleil revienne. On attend toujours, évidemment sous la pluie, que le soleil revienne.

Et là, sous le bruit des gouttes, je retournai tranquillement dans mon sommeil que la pluie m'avait volé.

Il pleut. Comme hier, comme la semaine dernière, comme depuis les temps immémoriaux. Nous le savons, nous le savourons. La pluie nous protège, nous l'avons apprivoisée. Nos yeux gris nous lient à l'ondée pure et au ciel nuageux.

La fontaine n'est pas notre, nous sommes siens.

Nous n'avons pas peur.

∞

Je ne sais pas pourquoi je suis là. Vraiment. Ce n'est pas chez moi. Pourtant, je m'y sens bien, apaisée. Je ne dérange personne, je parcours les rues du village emmitouflée dans ma cape gris foncé. Telle la brume, je visite tous les recoins, je ne fais pas un bruit. J'ai l'impression de flotter au-dessus du sol.
Je n'ai pas froid, l'odeur de l'orage me chatouille le nez. Je m'imprègne de cette vie nouvelle ; une main sur la pierre d'un édifice à un croisement, j'absorbe goulûment un fragment de l'âme de cette terre inconnue qui m'est destiné.
Les rues sont inégales, et de petites touffes d'herbe verte jaillissent entre les pavés mal assemblés. L'enseigne de la taverne se balance au gré du vent, sans un grincement. Une quiétude étrange enveloppe ce bourg. Je prends à droite après la taverne et un éclair blanc passe devant mes yeux.
Intriguée, je reviens sur mes pas, et tourne à gauche mais déjà la ruelle est déserte. Alors que l'orage gronde, je passe devant une écurie.

La pluie, c'est belle musique. Je suis un navire qui dérive lentement, au bruit du flot sur les planches mal ajointées. Quand le navire toucha terre. Mes oreilles se relevèrent, et je sentis l'odeur d'une ombre. Mes yeux s'ouvrèrent à peine et ne virent encore à rien. Pourtant le bruit de la route, pourtant l'odeur gâchée par la pluie, pourtant l'air qui change : il y avait bien quelqu'un qui venait. Mais le sommeil était paisible danse. Alors j'enfonçais à nouveau mes pattes dans mon pelage, le museau dans la queue, et je m'efforçais de retrouver le sommeil.

Il parait qu'en fermant les yeux très fort, le monde pourrait s'effondrer qu'on ne l'entendrait qu'à peine. Alors je fermai mes yeux très fort, et de toute ma force, je me concentrais vers les lointains rivage de mes rêves exotiques. Il n'empêchait que... je gronda quand même, d'une nature belliqueuse. Ce fut comme un tout petit orage qui s'exprima dans le grand bruit de la pluie. Et plus elle approchait, cette ombre, plus le grondement de l'animal qu'on dérangeait fut audible. On ne dérangeait pas ainsi un loup blanc sans sentir le reproche poindre.

La bruine s'est changée en pluie battante et la musique de fond est devenue thème d'action. Je suis le vent, je suis action. Il faut que j'entre voir, c'est irrépressible. Je vérifis que ma cape ne gêne pas mes mouvements tout en dissimulant mon visage - personne ne doit savoir qui je suis, or je le porte sur mon visage - et que mon poignard coulisse bien dans son étui qui pèse sur mon flanc droit. Je fléchis doucement mes genoux et entre.

Une autre voix commence alors à jouer dans la composition harmonique de l'ondée. Une voix sourde, grave comme un roulement de tambour, mais je sens que cette voix peut gagner en puissance. Je suspends donc mon pas et, sans bouger, scrute la pénombre. Un cheval baie renâcle en me voyant. Avertissement. Je tourne la tête. De l'autre côté, un carré de pauvre lumière crépusculaire me permet de distinguer une forme dans le foin. Le grondement reprend, rejoint celui de l'orage, s'y mêle, le surpasse.

Un loup blanc. Mes jambes descendent lentement, très lentement vers le sol. Je m'incline.
- Je te salue, fils du vent.

Mes paupières se soulevèrent tandis qu'enfin je fixais l'inconnue. Elle s'inclinait lentement et tandis que je relevais la tête, mes yeux frappés d'un triple iris bleu la regardèrent en l'écoutant. Ses paroles étaient douces et son ton sincères. Une seconde, il fallut une seconde avant de se demander pourquoi elle m'appelait fils du vent. Puis l'oreille me piqua. Naturellement ma patte fila et gratta avec la force de la détermination. Enfin je fixa à nouveau mon intention jusqu'à me transformer lentement en un jeune homme aux cheveux noirs, habillé d'une simple pelisse blanche. Sur mes joues les symboles de ma lignée se dessinaient en une marque noire élégante. Et mes yeux retrouvaient leur gracieux triple iris, comme trois reflets de ciel. Joignant mes deux mains devant moi je m'inclina devant elle en murmurant :

- Surpris que vous nous connaissiez, ici.

Puis je m'assis, dégageant mes mains pour entourer mes jambes en continuant

- La pluie est un peu forte, ici, et semble ne pas vouloir cesser. Peut être est-il temps de trouver un meilleur abri, qui nous épargne des cris de l'orage. Si vous connaissez ce village, je serai heureux d'en apprendre un peu plus afin de m’accommoder de leurs usages. Bien que ce masque n'aide pas tellement à vous faire confiance.

De nature, nous étions honnête, laissant souffler la pensée jusque que sur nos lèvres. Et en dépit du long voyage que j'avais fait, qui aurait pu me garder de provoquer le monde que je découvrais pas à peu, je tenais à garder ce soupçon de franchise qui nous caractérisait. Et puis le poignard que je discernais pendre sur sa droite me laissait vaguement méfiant, prêt à bondir si l'occasion s'en présentait. Mais elle semblait rester calme et silencieuse. Alors mon regard s'éloigna lentement pour fixer le ciel. Et au fond de mes yeux, dans l'iris semblable se dessinait des gouttes qui tombaient lentement.

Un homme et une femme discutent. Ils ne se connaissent pas. S'apprivoisent comme on apprivoise le vent, la mer ou l'océan. Ils cherchent tous les deux quelques chose de différents. Peut-être, peut-être s'accompagneront-ils l'un et l'autre pour trouver ces choses qui les fait être là.

***

Je sens les gouttes fraîches glisser le long de mon visage. Ma natte est trempée depuis bien longtemps et je ne pourrais affirmer si elle est plus souvent sèche qu'humide puisque ça serait faux.
Je vis, là, au milieu de la pluie.
Je suis, moi, son enfant. Celui qu'on dit Enfant de la Pluie.
Mes cheveux longs nattés sont noirs comme la nuit qui dans mes terres ne connaissent les étoiles. Ce noir parfait qui n'est emprunt d'aucune poussière de lumière. Mes yeux ont quant à eux la couleur des nuages lorsqu'ils naissent sur un coin de ciel bleu. Gris souris, vert d'eau ; ces deux couleurs mêlées, je les connais par cœur.
J'avance dans la ville-aux-vingt-gouttes. Une pour chaque Enfant de la Pluie qui est né ici, soit toute une génération. Je suis la vingtième, cette Enfant de la Pluie. Il y a la marque. La marque sous mon œil : un tatouage bleu indigo dont la forme est une goutte sur le sommet de ma pommette.
J'avance, je glisse sur ces perles brillantes qui habitent le sol de la ville. Je marche, silencieuse et soucieuse des nuages bien lourds pour ce jour. Mes pieds nus frissonnent aux minuscules ruisseaux qui chatouillent mes pieds nus lorsqu'ils traversent les ruelles, leurs trottoirs.
C'est alors que je suspends mon chemin au milieu d'une petite rue pavée. Je regarde le ciel. Combien de gouttes aujourd'hui ? Combien de notes qui se fracassent contre le sol ? Douceur ou éphémère brutalité ?
Je lève ma main comme si avec ma paume, la sensation des gouttes tombées permettait une mélodie plus précise et plus significative.
Moi, j'essaye juste de lire les couleurs de l'univers.

J'avance, je glisse sur les gouttes qui habitent le sol de la ville. Je marche, silencieuse et soucieuse des nuages bien lourds pour ce jour qui frissonne à mon chant fredonné.

- Plemscida tel'nolec.

Peur. Panique.

Souffrance.

Ma main se crispe sur mon poignard.

Je ne suis plus dans les terres. A la barre de mon navire, je suis seule. Tous ont déserté, je suis condamnée à couler avec mon bâtiment. Dans le bleu noir de la tempête, la seule source de chaleur et de lumière, la lanterne éclaire l'abysse et me montre ma tombe, fraîchement ouverte. La plainte sourde d'une sirène ballotée par les rouleaux assassins martyrise mes oreilles.
Même mes membres sont transis.

Quelque chose a changé.

J'ai un choix à faire.

- Tourne-toi, enfant d’Éole.

Mon ton ne laisse pas place à l'hésitation. Je vois bien qu'il est curieux. Mais pour l'instant, je ne peux pas me révéler. Une tension naît ; le fil de la rencontre peut tenir ou casser. Millimètre par millimètre, il me tourne le dos.
D'un geste rapide et silencieux, je tranche ma tresse et dans le même mouvement, enduis ma main de poix cendrée, plongée dans la minuscule bourse qui pend derrière le fourreau de mon arme. Puis, les mèches sont plaquées sur mon crâne. Je dissimule ma natte morte sous la paille. Blond sous jaune, ça se soupçonne à peine.
L'action n'a pas pris plus d'une minute.

- Allons. Je t'offre une boisson chaude et des réponses. Peut-être des réponses.

Il sourit comme s'il savait tout et me suit dans la rue où un chant semble résonner entre les murs.

Je suis, je suis. Je suis toujours méfiant, mais j'ai confiance en l'être vivant. Jusqu'où peut aller cette promesse ? Un Fils du Vent n'en a jamais eu à regretter ce genre de promesse. Et mes pieds légers faisaient ploc ploc. Je regrettais un peu ma fourrure mais il fallait se confondre au temps qui passe, au vivant qui le traverse. Alors je continuais de suivre, le coeur battant au rythme des gouttes d'eaux. Nos pas dessinaient dans les rues des chemins qui pointèrent leur air superbe jusqu'en lieu d'une taverne qui ne payait pas de mine et d'où s'échappait une lueur blafarde. La grande porte s'ouvrit dans un léger grincement et tandis que nous entrions, se glissait derrière nous l'ombre d'un autre à la peau décorée d'une goutte d'eau. Je notais dans ma tête cet étrange signe tandis que la chaleur nous emportait. Il faisait doux à l'intérieur.

Mes yeux filèrent sur chaque visage présent, sans insister, seulement pour se souvenir et pour appréhender l'endroit. Puis tandis qu'elle signa une commande d'une voix murmurante, il fallut nous assoir. Plutôt habitué au sol qu'aux chaises, j'hésitai une seconde avant de me poser sur l'osier, puis mes mains délicatement installées sur la table. Enfin je fondis mon regard dans celui de mon acolyte

On nous observe, non seulement le vivant mais l'ombre. Nous ne somme pas d'ici, nous n'avons pas la même langue.

Ici la langue n'était pas une questions de mots mais de corps pour un Fils du Vent, l'attitude était un complexe réseau de langage beaucoup plus abouti que de simples mots, confinés dans des lois techniques et exigeantes. Le corps exprimait mieux, avec plus de finesse et plus de grâce. J'étais certains de mon avis, et il me semblait qu'en tenir rigueur dans mon propos était naturel. Ses yeux firent un élan, traversèrent mon âme et se contentèrent d'acquiescer de la tête. Nous sommes d'accord, nous devons essayer d'être moins étrange. Enfin elle me sourit. Enfin, je me sentis chez moi. J'allais rester un peu de temps ici, je ne suis pas pressé.

Je glissais mes mains sur le bol chaud puis je lapa doucement et discrètement le breuvage tandis qu'elle fit de même en d'autres manières.

Chante les nuages.
Des larmes ne sont pas que de tristesse.
Il y a toutes les autres émotions que les hommes ont oubliées. Ou ainsi le veulent-ils.

***

Pousse la porte et entre.
Plonger dans la tiédeur de la salle, la chaleur des odeurs qui se mêlent entre elles comme des fleurs au milieu des champs sauvages. Il me faut plonger.
La porte de bois est massive. Joli halo de lumière perce le gris de l'extérieur. Certaines gouttes se mettent à briller plus fort, à cause de la lumière qui les frappent.
Je souris, imperceptiblement.
La chaleur de l'intérieur semble vouloir pointer son nez dehors et caresse mes chevilles, mes pieds nus glacés. Je lève la tête pour mieux sentir et je cherche les odeurs, à l'affût des mélanges.
Un pas, puis un autre.
Le sol est plus que tiède. Il semble être un soleil ardent qui cache toutes ses couleurs.
Il y a des voix qui s'entrechoquent, quelques rires bienheureux puis des sourires sur les visages.
Le pays de la pluie n'est pas, comme croient fermement certains étrangers, le plus triste. Mais c'est bien à apprendre. Leurs idées, je les ai vues quand j'ai dû partir. Là-bas, pour mon apprentissage du monde. Mon voyage. Mon périple en solitaire. Celui que tous les Enfants de la Pluie font un jour. Partir, seul, enfant, découvrir.
Le peuple du pays de la Pluie peint les sourires entre les murs des Auberges.

Mais lorsque je rentre alors, il y a des regards. Dans les regards de la curiosité, du respect, de l'effroi.

J'ai un murmure dont seuls ceux qui sont proches de moi peuvent comprendre le sens :

- Les regards sont des mots.

Un voile dans mon regard. Un voile rapide et blanc qui ne dure pas.
Je m'approche simplement du bar quérir le tavernier :

- J'aimerais du vin chaud avec plein d'épices et de fruits !

La joie des températures extrêmes mélangées est passionnante !
Le tavernier me connaît. Ils savent tous que je suis l'Enfant de la Pluie. Il acquiesce et prépare ma commande.
De l'eau goutte de ma natte très longue et ma robe bleu nuit. Je laisse derrière moi une traînée d'eau.

*Je partage mon nom.*

- Après les notes, les couleurs, dis-je, plus pour moi-même que pour les autres.

On m'a présenté le récipient rempli du liquide sombre et dont les effluves envahissent agréablement mon nez. J'appose les deux mains, l'une de chaque côté et bois tranquillement, savourant ma boisson.

Nous sommes au chaud, nous sommes cachés, la lumière est chaude et jaune. Le Pays de la Pluie est dualité. J'aime ça.
Je jette un œil lorsque la porte s'ouvre en grand et se referme en douceur. J'ai l'impression qu'il n'y a eu que du vent mais je me trompe. Une femme est rentrée et a bouleversé mon équilibre si instable. Elle est... belle. Je ne sais pas si ce mot convient. Elle est tellement enfant de ce pays et tellement lumineuse. Une lumière douce, claire et froide. Sous son œil, une goutte d'encre et puis, je suis transpercée par ses prunelles si sombres.
Que s'est-il passé ?
Je me retourne et mon âme explose. Cette fois, c'est un dégradé de gris qui m'aspire, qui me broie, me mange, me dévore. Maintenant qu'il est sûr de m'avoir accaparé, de ses longs doigts fins, il pianote sur la table. La pluie lui répond, tambourinant sur le carreau.
« Tu dois parler, c'est ta part du contrat. »

Âme. Améthyste. Pierre. Éboulis. Tranchant.
Chant !
Sang. Sans. Seule. Solitude.
Serrer. Une main.

Un bol de vin chaud est apparu devant moi. Les yeux sont des pierres, les corps sont douceur. Je ne comprends pas, je sais juste que je dois avancer.
Un chant s'élève, léger comme l'air, enivrant comme les vapeurs de la boisson offerte. Il est pour moi, uniquement moi. Un cadeau.

Ce n'est pas de lui que la musique vient. Juste, il l'accompagne, la pluie l'accompagne, les accompagne.

Je veux résister mais à quoi bon ?

« Pose-moi trois questions, on verra ce que ça donne. »

Le bol de grès d'un bleu profond réchauffe mes mains alors que j'attends les questions de mon compagnon, tendue comme un arc. Le brouhaha de la taverne enfle et roule autour de moi comme une mer d'octobre, sombre et menaçante ; elle n'étreindra personne dans ses bas-fonds. Je ne crains rien. Nous sommes assis au bar, sur de hauts tabourets en bois sombre. Heureusement, cette partie de la pièce est chichement éclairée, aussi le fait que ma capuche tombe bas sur mon front pâle n'a pas l'air de choquer la tenancière. Celle-ci essuie doucement un verre, avant de le remplir d'un liquide translucide dans lequel elle jette un petit fruit vert qui fait pétiller le cocktail. La jeune femme rejette ses longs cheveux blonds clairs en arrière avec un clin d’œil pour le fils d’Éole. Elle se rembrunit immédiatement : mon accompagnateur ne lui a pas accordé un regard.
Je ris doucement et mon souffle perturbe la danse gracieuse de la vapeur. La tension que j'endurais se relâche.
Il avale la dernière gorgée de sa boisson. D'emblée, il semble sentir que, s'il me demande mon nom, je ne répondrais pas. Sa voix s'élève :
- De quelle couleur sont tes yeux ?
Je sursaute, étonnée. Je m'attendais à beaucoup de choses, mais pas ça. Je baisse mes paupières et essaie de sentir mon environnement. Il ne se moque pas de moi, alors je murmure :
- Noirs. Comme une nuit sans lune et sans étoiles.
Ses ongles crissent sur le bois. Il joue avec son bol, qu'il fait rouler entre les paumes de ses mains.
- Quelle est la musique que tu préfères ?
La réponse arrive tout de suite dans ma bouche mais je maintiens mes lèvres fermées. La réponse me fait peur. Je me fais peur, je ne crois pas en moi.
- Ne crains rien et sois sincère.
- Le chant d'une lame qui fait couler le sang.
Il sourit.

La femme qui est rentrée tout à l'heure s'approche.
- As-tu peur de nous suivre ?

Là - dehors, il pleut.
Il pleut des ombres au milieu de la lumière tassée.
Dedans, il pleut à l'envers les fumées des boissons chaudes qui s'élèvent. Leurs parfums ont conquis.

Les deux personnes assises derrières elles, un duo d'étrangers venu fouler les rues torrentielles de la ville Lupie sont en pleine discussion. Aussi étranger l'un pour l'autre, ils apprennent à se connaître avant d'apprendre la ville.
Leur échange de mots me font sourire et mon regard, doux, les enveloppe.

- As-tu peur de nous suivre ? la questionne la femme.

C'est à son adresse.
Un autre sourire.

- Les enfants de la Pluie n'ont pas peur de l'inconnu. C'est plutôt cet inconnu qui les fait vivre, lui explique-t-elle.

Larme. Je suis Larme. C'est mon nom, mon surnom. Mon origine, ma vie. La pluie qui m'a fait naître a marqué l'histoire de mes ancestres comme elle marquera celle des mes enfants.
C'est ce qu'on attend de l'enfant de la Pluie qui au fil des générations, toujours, porte le même nom. Ma mère fut Larme, et ma fille sera Larme.
C'est ce que cette peuplade attend de son Enfant de la Pluie. De ses enfants. Qui tous seront les mêmes.

- Je n'ai peur que de ce qui demeure. Et ce qui entrave chaque Homme de grandir, affirma-t-elle avec assurance.

Je tais ce dont j'ai le plus peur.
Porter un nom de principe et ne pas avoir d'âme.

Car je suis Larme et la seule âme qui me soit permise est celle que l'on m'apprend.
Ma véritable âme est enfermée dans un nuage.

Les questions, et les réponses. Ce sont des chemins dans le coeur du vivant. Ce sont des ordres dans la voix du Destin. Il songe lentement aux fils qu'elle maltraite d'une voix presque autoritaire. Il songe à tous ceux qu'il a questionné et qui ont parfois mal fini. Et puis ce nuage, cette larme incarnée qui les rejoignit rompit sa pensée, égaya son humour. Ils s'intégraient lentement.

- Nous cherchons le sens du Vent, murmura-il à l'enfant de la Pluie. Nous cherchons un chemin perdu il y a des siècles qui remonte à la Source.

Il n'en dit pas plus, il tenait à ce que son auditoire tienne promesse. Il fallait être sûr qu'ils n'en savent pas trop pour qu'effrayés ou convenus de l'inutilité de s'engagent il ne fuient son entreprise. Mais les yeux et les mains, et le corps qui appelle, il savait qu'il avait touché la lune au milieu du lac.

- Nous partirons au repos donné, qui vienne nous rassurer de nos gestes.

Ce n'était pas une promesse pour une aventure épique, c'était un encouragement à vivre, et donc à apprendre. Finissant de laper son verre. Il se leva, les salua d'un signe qu'elles ne pouvaient comprendre mais qu'elles pouvaient ressentir et aimer, puis aller aux étages pour se transformer en loup et s'endormir, dans un cercle élégant, en boule, dans le lit.

La pluie me réveille. L'aube est proche. Je sursaute, parfaitement réveillée par... mon réveil. C'est la première fois d'aussi loin que je me souvienne que je dors paisiblement. Sur mon lit, une touffe de poils blancs et dans le bacquet, encore vide hier soir, une eau pure. Elle me dégouline le long du poignet, mordante de vie, alors que je la Hume. Odeur humide d'un sous-bois fleuri et d'une pierre soeur du début des temps. Ainsi sent la pluie ici et je constate qu'on a veillé mon sommeil. Ça ne me dérange pas comme ça devrait le faire.
Je fais donc une toilette rapide. Un chant passe dans le couloir, et des pieds caressent le vieux bois du plancher. Curieuse, j'entrouvre la porte, sans penser que je n'ai plus mon capuchon.
Face à moi, avec ses prunelles qui semblent joyaux forgés aux petits matins du monde pour les dragons, passe l'Enfant de la Pluie qui nous accompagnera dans notre périple. Elle me sourit et effleure ma joue, comme pour me rappeler que mon visage est à découvert. Horrifiée, je recule et claque la porte.

- Ne sois pas en retard, il nous attend, me dit-elle à travers la cloison.

Elle a tout vu. Mes yeux. Les marques sur mon visage et sur mon cou. Mes cheveux, dont l'infâme blondeur sourd sous la poix qui déjà s'estompe. Alors que l'envie de fuir par la fenêtre me tenaille, je l'entends chanter en descendant les escaliers :
"Tic tac ploc, la pluie sur le carreau. Liquide sacré, sacré liquide, tic tac, il s'écoule, tache le sol, ploc plic, rouge le sol blanc, tic tac, court court..."
La suite de la comptine se perd mais je la connais par coeur. Gage de fidélité. Elle ne me livrera pas.

Alors que pointe le rayon vert de l'aube, nous nous mettons en route. Il pleut et mon capuchon tombe bas sur mon visage. Je ne connais pas les noms de mes compagnons de route.
Les sacs sont étanches mais le mien me semble peser si lourd. De nouveau, elle me sourit.

"Je... ne peux pas dire mon nom. Mais appelez-moi Din'ha."

Un rire amical alors que mon sac s'allège. C'était le poids de la solitude.

J'ai préparé son paquet. Tous le nécessaire enroulé et lacé et auquel j'ai fixé une lanière qui servira de bandoulière pendant notre voyage.
Quelques gouttes tombent du ciel. Aujourd'hui, le ciel est beau, gris cendré parcouru d'éclairs vifs et lumineux. Silencieux. Lointains.
Un sourire sur mon visage lorsque la jeune fille nous rejoint. Nous allons pouvoir partir. Sans se presser. Aller en aventure en avancée, s'apprivoiser. Apprivoiser le monde, ce monde que l'on ne connait pas tout à fait et qui ne nous connait pas mieux.
La belle jeune fille qui brille de l'intérieur se présente avec prudence par l'emprunt d'un nom inventé ou probablement rencontré au bord de la vie.

En réponse :

- Larme est quant à moi mon nom. Véritable.

Les yeux francs. La confiance, totale. Pas de questions dans ma tête. L'aisance, le bien-être dans le groupe. Tout m'invite au partage.

Puis le loup au pelage mouillé manifeste un couinement, un signe que chacune ressent comme le signe du départ.
Un pas, puis deux et quelques kilomètres.
Nous suivons le loup ainsi transformé qui bénéficie de tous ses sens développés pour s'orienter et diriger le groupe.
Mais à dire vrai, il faut bien avouer qu'il est le seul à connaître le chemin.

"Avancent les compagnons. Sur le chemin du vent sous la pluie qui rayonne. Sous les arbres qui pleurent toute l'eau du monde."

Je chantonne.

Mes yeux gris se perdent. Mes yeux gris marchent au fil des mots. J'ai une boule dans le cœur prête à exploser de lumières.
Mon âme va naître, bientôt.

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