La Digue de St Adobe [zone publique]

Cela faisait des jours que Lùthien suivait la trace de Hell à travers Ter Aelis. Si elle n'appartenait à aucune Confrérie, elle connaissait des gens qui connaissaient des gens... et son réseau s'étendait partout. Elle n'avait donc pas eu de mal à savoir où passait sa proie. Finalement, la Chasseuse s'était retrouvée au point de départ.

La Digue.

Un sourire fugace apparut sur les lèvres de l'elfe alors qu'elle s'avançait lentement. Elle aurait dû se douter qu'il viendrait là. Pourtant, la louve ne l'avait pas cru si... sentimental? Une silhouette racée l'attendait à l'entrée du chemin. Sa main caressa amoureusement la selle en cuir avant d'empoigner fermement l'un de ses poignards. Son odeur à lui, mêlée à celle imprégnée sur la moto, vint lui flatter les narines. Il n'était pas loin.

Lùthien remonta silencieusement la Digue, à l'affut. Une autre odeur lui fut apportée par les embruns. Légère et iodée, elle serait passée inaperçu si la Chair de la Dame des Etoiles ne la trahissait pas.

L'elfe continua sa lente progression. Accroupie juste au-dessus de Hell, elle se pencha vivement, plantant le poignard dans la chair tendre du bras droit de l'homme, le clouant au muret. Sautant lestement, l'elfe se planta devant Hell, ses yeux dorés pleins de colère.

Plus jamais tu ne refais ça, tu m'entends?! Plus jamais! Sang et larmes sont notre vie ! Prends-les contre toi et embrasses-les ! Oui tu auras mal, oui tu partiras ou je partirais, c'est écrit car nos vies sont différentes, mais jamais je n'accepterai que tu fuis ainsi ! Si tu veux partir, pars ! Mais ne crains pas de le dire. Ne sois pas lâche et regarde les choses en face ! Avoues tes envies et vis ta vie !

La voix rauque de la louve résonnait sur la Digue. Durant sa diatribe, elle s'était rapprochée de Hell jusqu'à le toucher, ne le quittant pas des yeux, l'enveloppant dans son parfum et respirant le sien. Les poings sur les hanches, provocante et vibrante de colère, Lùthien attendait la réaction de l'homme.

Il y a des endroits bien plus poétiques que d'autre. L'un, en Ter Aelis, particulièrement attirant et charmeur, se nommait le digue de Saint Adobe. Hugo Zeppeline, en conteur aguerri, aimait de temps à autres y revenir: cela l'aidait à se remémorer les plus clairs détails de ses contes. Aussi arrivait-il sur la digue, traînant légèrement une jambe pour faire bonne mesure. Il lui semblait que c'était la route des éclopés, et il respectait la magie du lieu en se prêtant au jeu. Il observa un échange très brutal de deux personnes qui tenaient visiblement fort l'une à l'autre. Une sorte d'amour vache qui était toujours très excitant dans les histoires. Il croisa l'homme qui revenait sur ses pas, sans que celui-ci le regarde. Mais le vieillard n'entendait pas passer inaperçu: l'arrêtant dans sa route en posant une main sur son épaule, il plongea son regard aux yeux d'encres noires dans ceux de Hell:

- Un problème, gamin? lui demanda-t-il avec un ton paternel que seuls peuvent avoir les vieux, ou les personnages théâtraux. Il s'avérait qu'il était les deux.

- Dans ce cas, adieu

Lùthien sourit. Il s'était décidé et, finalement, c'était tout ce qui lui importait, à elle qui avait appris à aimer sans jamais retenir, sans jamais attacher. Aussi tourna-t-elle le dos à Hell sans aucun remord. Et puis...

Le regard doré de l'elfe trouva la silhouette de la nymphe. La Chasseuse devint louve, fine et douce. Ses pattes légères suivirent le muret jusqu'à venir s'allonger auprès de la Dame des Etoiles. Les yeux fauve se tournèrent vers la mer et s'y perdirent.

-Une louve en bord de mer ?
Ne te préfèrerais-tu pas être femme à mes côtés ?

Le regard de Cassiopée avait la même destination que celui de Luthien. Il plongeait au-delà de la mer, vers un horizon lumineux qui se reflétait dans des eaux mouvantes.

-L’homme à la hache ne te plait plus ? Tu lui as déjà tiré tout le sang que tu pouvais lui prendre ? Il semblait vidé tout à l’heure…

Cassiopée ne quittait pas des yeux l’océan. Il lui était un refuge et le berceau d’une réflexion intérieure qui se modelait de langueurs qu’elle supportait sans s’y opposer.

Lùthien éclata de rire à la remarque de Cassiopée au sujet de Hell. Un rire lupin qui se transforma pour devenir celui cascadant de l'elfe.

Il est vidé car il ne veut se remplir. C'est dommage, je suis certaine qu'il aurait pu m'apprendre de jolies choses.

La chasseuse, comme la dame des Etoiles, ne regardait que l'océan. Bien que fille de la forêt, elle avait découvert très tôt ces étendues d'eau qui la laissaient rêveuse. Le bruit des vagues lui rappelait celui du vent dans les feuillages denses. L'elfe s'étira, ressentant la chaleur du soleil sur son corps nu. La brise marine lui apportait tout un bouquet de senteurs. Moment de paix.

Je suis tout de même déçue, finit par lâcher Lùthien. Tout comme toi, tout comme moi, j'avais senti autre chose en lui. Je ne sais même pas s'il en est conscient. Ne pas se connaître peut lui jouer des tours. Mais c'est sa responsabilité. Son choix a été de partir. Libre à lui.

L'elfe se perdit encore quelques minutes dans les vagues.

Ne jamais chercher à convaincre. Proposer et laisser le choix. Toujours.

Hugo Zeppeline avait vécu bien des vies. Enfin, il devrait plutôt dire qu'il en avait contées un nombre trop grand pour être compté. C'est pourquoi l'homme n'était pas vraiment impressionnable. On pouvait même dire que, parfois, il aurait mieux valu pour lui qu'il soit un froussard. Mais bon, à son grand âge, on ne se refait pas. Et à son grand âge, certaines choses avaient comme qui dirait tendance à le mettre un brin hors de lui.

- Tssss... fit-il.

Avant de décocher une beigne bien sentie à Hell, lui ôtant par la-même sa hache qu'il prit soin d'éloigner.

- Vois-tu, gamin, les plus belles histoires sont souvent celles qu'on est tentés de manquer. Et il s'avère que je suis un fervent amateur d'histoires. Voilà, ce que ça me fout.

Il roula un instant des épaules, fit craquer les jointures de ses doigts, s'assura d'avoir toujours un bon jeu de jambes. Théâtral. Comme il aimait.

- Enfin, il y a deux choses que je ne supporte pas dans la vie: l'impolitesse et les mecs qui ne savent pas régler leur compte avec le simple usage de leurs deux poings. Les haches, c'est pour les bûcherons, d'accord?

Il lui offrit un franc sourire. De ceux qui, dans les histoires, voulaient dire "p'tit gars, je t'aime bien, et j'ai bien envie qu'on se mette une dérouillée. Juste histoire de." Théâtralement, quoi.

Le conteur était quelque peu abasourdi par la réaction de ce grand gaillard. Les propos de celui-ci l'énervèrent bien plus que son impolitesse passée, tant ils étaient collants de mélancolie!

- Peuh. C'est ça. Reprends ta hache. Tu parles d'une histoire: celle d'un type ennuyeux à mourir qui décide de s'enfermer dans le noir parce qu'il ne se supporte plus.

Curieusement, cette histoire n'était pas étrangère à Hugo Zeppeline. Cela lui rappelait un peu le jeune homme de ses débuts, lorsque maudit des muses, il s'était senti inutile et seul au monde. Bravant ses propres souvenirs, le vieillard reprit ses traits d'antan, affichant un beau et doux visage aux yeux noirs d'encre plein de colère et de mépris, des lèvres tout aussi noires légèrement retroussées en un léger rictus narquois:

- Mauviette. Retourne donc sur les routes, là où vont tous les perdus, ceux qui tournent le dos à leur avenir et n'osent affronter que des souvenirs qui deviendront bientôt insipides. Tu me désoles, mon gars. Je te connais depuis cinq minutes et je peux déjà te classer dans la liste des personnages révolus, dont personne ne parlera jamais. Tu peux être sûr que la femme qui se tient sur cette digue ne connaîtra même plus ton nom d'ici quelques années. Ca fait pitié.

Hugo se retourna, en guise de provocation, laissant cet homme à ses désirs et ses craintes, et marchant vers les deux dames qui devisaient plus loin sur la digue. Il espérait que cet homme se ressaisirait, qu'il influencerait le cours de son histoire de manière favorable.

-Ne jamais chercher à convaincre. Proposer et laisser le choix. Toujours.

La belle Luthien semblait se désintéresser des êtres rencontrés au fil de sa vie dès lors que leur chemin s’écartait du sien. Or, Cassiopée n’était pas sur Ter Aelis pour abandonner une partie à la première défaillance venue et voir cette femme hors du commun se plier face au destin la chagrinait.

-Toujours laisser le choix n’empêche pas de s’autoriser à convaincre. Ton interlocuteur a la liberté de ne pas t’entendre bien-sûr, mais qui nous empêche d’essayer d’aller plus loin afin de connaître ce que l’on n’a pas encore vécu ? Seule la multiplicité des choix procure un sentiment de liberté. Cherchons cette liberté, elle est la seule qui soit autorisée à l’humain.

Sur ces mots, la dame des étoiles se leva d’un bond et un grand sourire complice aux lèvres, suggéra à l’elfe pensive :

-Et si l’on tentait l’inconnu? N’entends-tu pas que des rencontres s’opèrent sur la digue sans que nous y soyons conviées ? Je te propose d’aller au devant de difficultés. Qu’en dis-tu ?

Elle grimpa sur la digue en quelques enjambées. Des bribes de conversations un peu houleuses l’atteignaient : « Retourne donc sur les routes, là où vont tous les perdus, ceux qui tournent le dos à leur avenir …depuis cinq minutes et je peux déjà te classer dans la liste des personnages révolus, … même plus ton nom d'ici quelques années. Ca fait pitié. »

Deux hommes se faisaient face maintenant.

Elle aperçut la hache jetée à quelques mètres d’eux. Comme elle avançait dans leur direction, elle se baissa pour la ramasser et jeta un regard en arrière.
Luthien la rejoignait.
Bientôt, les deux femmes se tenaient cote à cote, silencieuses, dans l’ombre opaque d’une nuit où la lune avait pris la poudre d’escampette au-delà d’une masse nuageuse.
Elles écoutaient.

Elles écoutaient. A la suite de la nymphe, Lùthien s'était levée, pas vraiment convaincue d'avoir quelque chose à rajouter mais consciente qu'elle n'était pas plus infaillible qu'une autre. Les bribes qui atteignaient les deux femmes firent sourire l'elfe. Le personnage qui avait croisé la route de Hell semblait posséder une assurance inébranlable. Réjouie et ragaillardie par la colère de l'homme qui se dirigeait vers elles, la Chasseuse demanda la hache d'un geste de la main. Cassiopée la lui donna sans hésiter. Nue comme à sa naissance, dressée entre ciel et mer, la puissante arme posée négligemment sur l'épaule droite, l'elfe était l'image même d'une déesse guerrière. Ses yeux dorés de loup pétillaient de vie. Quand l'homme les rejoignit, Lùthien l'accueillit d'un sourire.

Bel inconnu à la langue acérée, je te salue.

Et elle fit une large révérence, la hache à la main sifflant dans l'air du soir.

Le conteur avait été désarçonné par la vitesse à laquelle Hell pouvait changer d'avis. Se retrouvant sur son séant de manière quelque peu douloureuse, il fit patienter son agresseur d'un doigt dressé devant lui, et s'adressa aux dames d'abord:

- Mesdames, c'est un plaisir. J'adorerais échanger quelques civilités en votre compagnie, mais cet homme que voici réclame mon attention, je m'en excuse.

Il se retourna alors vers Hell, toujours assis sur son séant, et se mit à genou, visage en terre, devant lui:

- Doux Seigneur, ce royal coup de tête ne fait pas l'ombre d'un doute. Il fait lumière sur qui de nous deux est le maître et qui est le servil...

A peine eut-il terminé sa phrase qu'il mordit avec force le mollet droit de l'homme, avant de lui assener un puissant coup de pied montant au menton. Profitant de son petit effet pour se relever, il s'inclina légèrement devant les dames, avant de faire craquer les jointures de ses doigts, attendant Hell de pied ferme.

Ce fut avec un étonnement non dissimulé que Lùthien vit Hell foncer sur l'homme et le renverser d'un violent coup de tête. Celui-ci, après avoir présenté ses excuses à Cassiopée et l'elfe nue, répliqua méchamment et se prépara à la suite du combat.

La hache toujours en main, la balançant d'un air distrait, la louve hésitait. Échanger quelques coups lui ferait le plus grand bien, mais s'immiscer entre les deux hommes lui paraissait malvenu. Elle se tourna vers Cassiopée.

Belle Dame, je crois que nous allons avoir droit à un joli spectacle.

Un grand sourire gourmand illumina le visage de l'elfe qui s'appuya contre la rambarde de la Digue et contempla les deux hommes. Elle ajouta, d'un ait presque quémandeur.

A moins que cela ne vous ennuie? Auquel cas je peux les arrêter...

Un sourire effleura le visage de Cassiopée. Il n’était pas dans ses habitudes de se mêler de ce qui ne la regardait pas et les deux individus avaient une telle envie mutuelle de « communiquer » qu’elle n’imaginait même pas intervenir.

- La prise de contact est rude entre eux, mais sans doute nécessaire… De grandes amitiés se sont scellées suite à de grandes luttes. Peut-être assistons-nous à la naissance de l’une d’elle.

Bien qu’inspirée d’une grande Sagesse, Cassiopée se sentit soudain l’âme joueuse. Appréhendant de fins courants d’air qui passaient par là, elle les tressa en un astucieux souffle suffisamment puissant pour se glisser sous les pieds de Hugo Zeppeline au moment même où celui-ci s’apprêtait à lancer son pied vers la face de son adversaire.
L’Effet fut radical et l’homme, coupé sur sa base, s’effondra à la renverse, pestant sur le monde entier.
Au même moment, elle dérouta subrepticement un rayon de lumière qu’elle intensifia pour éblouir celui qui s’apprêtait à profiter de la chute providentielle. Hell ferma alors les yeux en se protégeant le visage et Cassiopée souffla à Luthien :

-A toi….

-A toi….

A toi. Elle en avait de bonnes, la Cassiopée. L'elfe n'avait aucun pouvoir, si ce n'était celui de son corps. En une fraction de seconde, Lùthien saisit l'occasion qui s'offrait. Hell, ébloui par le rayon de la nymphe, ne vit rien mais sentit le corps chaud et souple de la Chasseuse se coller contre le sien, refermant son étreinte avec le fer de la hache qu'elle tenait toujours. Le tenant ainsi prisonnier pour un instant, l'elfe lui vola un baiser et souffla au creux de son oreille :

-J'ai plus envie de te dévorer que de te voir te battre...

Lùthien ne relâcha pas la pression de sa peau contre Hell mais il était facile pour l'homme de se dégager s'il le choisissait.

Hugo adressa un sourire mi-amusé, mi-attendri à ce drôle de couple qui se guerroyait autant qu'ils s'adoraient. Le séant toujours en train de caresser le sol, il jouissait d'une certaine perspective qui devint assez gênante, et préféra donc se relever en douceur, avant de murmurer à la nymphe, Cassiopée:

- Une bonne chose de faite, si vous voulez mon avis. Je vais peut-être enfin pouvoir arrêter de travailler pour aujourd'hui, et on va peut-être enfin s'offrir un petit verre entre personnes civilisées.

Puis rejetant un oeil aux deux tourtereaux chauds comme des baraques à frites, il reprécisa:

- Hmm, presque civilisées, devrais-je dire.

En effet, la vague de chaleur qui émanait du couple Luthien-Hell les atteignait en pleine face.

Connaissant la chasseuse, Cassiopée savait trop qu’il était dangereux de laisser une proie aussi évidente entre ses mains. Elle décida donc de geler l’atmosphère. Au sens propre du terme. Le froid les assaillit et les joues de Hell, qui l’instant précédant bouillaient sous l’émoi que lui inspirait l’elfe aux couleurs de louve, se pétrifièrent. Il grelota, lui qui aimait le froid... Et chercha plus près encore la chaleur d’un corps.

Découragée par le résultat contraire à celui espéré, Cassiopée prit un air dépité et :

-Je crains que les bêtes en eux n’aient pas soif. Elle décocha à l’homme un sourire complice.