La grotte sacrée de Sha'nayen [zone publique]

L'esprit du Pr Lim dérivait de la conversation entre Freuzne et Qcurden. Évidemment, il savait ce que les deux hommes disaient, mais il n'était pas concentré dessus. Il croyait effectivement que la sella qu'ils avaient visité dans la journée était un lieu d'initiation. Très certainement, toute la grotte était un tel lieu. Ce qui l'excitait, c'était de connaître tout le processus et l'objectif final. Initiation était un terme vaste et vague qui pouvait amener aussi bien à la connaissance des nombres premiers qu'à celle de l'existence de Dieu. Il fallait donc en savoir plus et continuer.

L'heure tournait et malgré le regain d'énergie apporté par la journée, l'érudit commençait à piquer du nez.

Vous n'êtes pas morts tous les deux? Et bien c'est que vous avez été sélectionnés.

Ces paroles ramenèrent le professeur à la réalité et il enchaina.

Très bien, maintenant que nous avons passé la sélection, voyons ce qu'il y a plus loin ! Demain, nous prendrons la seconde entrée, celle surmontée du glyphe signifiant "chéri". Nous avons fait notre nouvelle naissance si l'on en croit les glyphes et notre expérience, voyons qui nous aime !

Un bâillement sonore ponctua sa dernière phrase.

Cependant, il est temps de dormir. Si nous voulons partir tôt encore, il nous faut profiter de la nuit temps qu'elle est là. Mes chers amis, le Pr Lim s'inclina, bonne nuit.

Le professeur retourna à sa tente d'une démarche lasse. Sûrement le contre-coup de toutes ces émotions. Il s'endormit aussitôt allongé et rêva du passé.

Alors que chacun regagnait ses quartiers, l'esprit embrumé par la fatigue mais aussi par les distillats favoris des érudits, Freuzne s'arrêta quelques instants, là, à une dizaine de pas de la fente qui depuis la tente dispersait la lumière douce, fluide des lampes à naphte. Cette nuit, la voûte céleste s'était parée d'autant de perles qu'elle pouvait en porter ; Nyx se montrait parfois généreuse avec les humains en leur dévoilant certaines des merveilles qu'ils pouvaient percevoir.

Méfiez-vous de l'émerveillement. [HRP]code couleur #339999[/HRP]

L'amateur sursauta à l'entente de cette déclaration non annoncée.

C'est un conseil qui vaut plus que de l'or si vous voulez mon avis.
Ce visiteur à l'étrange réputation se positionna pratiquement contre Freuzne, à seulement une paire de pouces. Caricature de la morphologie dite longiligne, il portait en collier une succession de crânes de petits animaux, allant du petit mammifère rongeur des plaines verdoyantes au lézard megabucca, ou "grande-gueule" des déserts arides de lointaines contrées, en passant par la structure céphalique cartilagineuse de l'anguille amère, avec son aiguille frontale acérée. Ses souliers de peau, curieux eux aussi, présentaient des cupules au niveau du coup de pied et des cordelettes attachées aux talons qui remontaient dans son dos, passant à l'arrière des jambes d'un pantalon bouffant bleu dégradé pour aller se perdre au milieu de son dos sous une minuscule cape vert pastelle, fermée en avant par une chaîne en or d'un banal choquant. De mémoire, ses yeux vert-glauque possédaient un éclat pourtant intriguant, une lueur flottante au dessus d'un lac mort, surmontant un long nez peu proéminent, une fine bouche fort peu large et un menton gommé. Tel était Ignes Fatui.

Déception sentimentale?

L'homme esquissait un sourire durant quelques silences qui suivirent.

Pardonnez moi si je vous déçois à omettre de satisfaire votre curiosité, malheureusement du peu de temps qu'il m'est imparti découle l'impératif motivant cette entrevue. L'homme ne détachait pas la silhouette de son regard de l'horizon.

Le collège savant dont je fais partie est évidemment mû par la soif de connaissance, mais aussi par d'autres desseins dont la noblesse, parfois, laisse à désirer. Le défi, le pouvoir, la possession d'un bien universel pour n'en citer que trois. Aussi je tiens à vous avertir que les motifs pour lesquels cette expédition est effective n'ont pas pour seul moteur les financements collectés. Vous en déduirez ce qu'il en est déductible non pas en contemplant les étoiles à vous y perdre, très cher ami, mais en laissant vos yeux sonder les profondeurs de vos sentiments, inconfortablement installé dans la couchette que vous occupez parmi nous.

Ignes Fatui, théâtral, pivota d'un quart de tour vers Freuzne qu'il regardait tête baissée.

Je sais que certains... motifs dit-il en montrant du doigt les mains de Freuzne ornées de quatre bagues, vous accompagnent dans un périple que vous seul pourriez comprendre.

Le grand homme lu agrippa le bras, s'approchant très près de lui puis chuchotta :
Ce n'est ni le lieu ni l'instant pour parler de cela vous en conviendrez. Sachez seulement, dans votre intérêt, que certaines questions ne sont faites que pour être posées sans jamais y trouver réponse.
Sa voix étouffée s'enfonça profondément dans sa gorge d'où il grogna
Le Pr Lim est dangereux. Si votre intelligence est à la hauteur de la réputation que l'on lui prête, vous devrez aisément comprendre que "cette" question là n'est pas conçue en rapport avec une solution.
Il lâcha son étreinte, s'éloigna d'un petit pas en se redressant.
Vos questions, elles, sont susceptibles d'être associées à des réponses. Alors faites un choix demain, lorsque vous serez seuls en présence l'un de l'autre. Je n'ai plus rien à vous dire.

Sans plus d'élégance, il fit volte-face et s'enfonça à grands pas dans le campement, laissant Freuzne seul avec un nouveau problème...

Le Pr. Lim se réveilla les sens en alerte. Il eut la surprise de constater que le soleil commençait à pointer, signe qu'il avait dormi bien plus qu'à l'ordinaire. cela l'étonna mais il ne s'attarda pas sur ce détail, le mettant sur le compte de la fatigue dûe à l'exploration. L'érudit se leva donc rapidement, passa dans la tente cantine où il s'empara d'une mîche de pain et d'un gros morceau de fromage (le petit déjeuner idéal quand on ne prend pas le temps de s'asseoir), peigna ses cheveux avec ses doigts et retrouva Freuzne sur le chemin qui menait à la grotte.

Cette fois, les deux explorateurs descendaient directement l'équipement de survie, qu'ils laisseraient dans la salle principale avant de partir à l'aventure dans le second tunnel. Le chemin se fit en silence, chacun dans ses réflexions. Les deux hommes sentaient le soleil levant chauffer leur dos. Dans quelques heures, la chaleur serait insoutenable. Mais eux ne devraient pas en souffrir dans les entrailles de la terre. Leurs pas faisaient doucement rouler le sable en un glissement discret. Shh. Shh. Shh. Shh. Shh.

Le professeur s'arrêta soudainement, les sourcils froncés. Au moment où il allait ouvrir la bouche pour parler, un sifflement d'air le fit instinctivement se jeter à terre. Une flèche passa, frôlant le bras de Freuzne. Roulant sur lui-même, le Pr. Lim se releva, découvrant trois hommes qui les visaient de leurs arcs. Ils portaient d'amples vêtements bleus du même type que ceux des nomades que l'on croisait parfois dans le désert. Leurs visages burinés par les rayons ardents et le vent piquant de sable attestaient de leur origine. Cependant, les nomades n'étaient pas réputés pour être agressifs et, surtout, ils n'arboraient pas de tatouage en forme de cimeterre sur la joue gauche.

Qu'est-ce que cela signifiait ? Que leur voulaient-ils ? Qui étaient-ils ? Ces questions eurent à peine le temps de surgir dans l'esprit de l'érudit que déjà une salve de flèches se jetait sur les deux hommes. Le professeur plongea sur le côté, esquivant deux projectiles. Il chercha des yeux un endroit où s'abriter. Rien. Il dégaina le révolver qu'il gardait toujours sur lui (ses nombreuses expéditions lui avaient appris la prudence). Il n'était pas très bon tireur mais il espéra que cela allait suffire.

Le Pr. Lim jeta alors un oeil sur Freuzne pour voir comment son compagnon s'en sortait.

Alerté par le professeur, Freuzne bondit vers un renfoncement dans la paroi rocheuse. A l'abri des projectiles, l'homme ne pouvait pas voir comme son collègue qui étaient ces assaillants et il n'était pas dans ses habitudes d'engager quelque action sans connaître quoique ce soit sur l'environnement, le contexte de survenu d'un évènement comme celui-ci. Hors de question donc d'envisager de terrasser ces agresseurs sans comprendre ce qui motivait cet acte. Néanmoins l'urgence demeurait au point qu'il fallait rapidement engager une réponse adaptée à la situation, ce que le professeur Lim fit sous la forme d'un tir de sommation, partiellement abrité derrière un rocher posé à même le sable. Le bruit allait alerter le campement, les assaillants disparurent comme ils étaient venus : sans un bruit.

Freuzne passa la tête hors de sa cachette et, constatant l'absence de danger, fit signe à son acolyte de le rejoindre.

Je n'ai pas pu voir qui étaient-ils mais une chose est sûre : ils craignent les armes à feu.

Les deux hommes eurent un bref débat sur quoi faire dans l'immédiat et en conclurent que si eux n'étaient pas impressionnés par cette manifestation d'agressivité et auraient pu reprendre le chemin de la grotte, la sécurité des campeurs en amont était menacée. Le bon sens leur commandait de revenir brièvement au campement faire état de la situation avant de repartir en expédition s'il l'était encore possible aujourd'hui. Ce qu'ils firent.

Le retour se fut en silence. Le professeur marchait devant, contrarié, tandis que Freuzne le suivait, l'esprit assailli par les paroles d'Ignes Fatui la veille. "Faites un choix demain, lorsque vous serez seuls en présence l'un de l'autre." Était-il le commanditaire de cette attaque ou était-ce un juste avertissement concernant un danger permanent qui s'était ici à peine dévoilé?

Professeur, pardonnez ma curiosité mais pouvez-vous parler des relations que vous entretenez avec vos collègues? Existe-t-il des rivalités ou bien de profonds désaccords entre vous?

Le caractère très direct de ces questions les rendait un tant soi peu irritantes. Le scientifique voyait très bien sur quel terrain Freuzne voulait venir et si d'un côté il n'était pas foncièrement d'avis à remuer les vieilles vases décantées, il considérait légitime de chercher des éléments de réponses aux interrogations que tout un chacun se posait lorsque sa vie était menacée.

Professeur, pardonnez ma curiosité mais pouvez-vous parler des relations que vous entretenez avec vos collègues? Existe-t-il des rivalités ou bien de profonds désaccords entre vous?

Le professeur Lim poussa un soupir parfaitement audible. Il était irrité mais aussi fatigué.

Oui, évidemment, il y a des rivalités. Bien que nous ayons chacun nos spécialités, nos égos sont démesurés. Alors, forcément, il y a des frictions. Cependant, de mon côté, j'essaie de me tenir à l'écart de tout cela, tout en ménageant les susceptibilités.

L'érudit travaillait seul la plupart du temps. Et lorsqu'il devait faire appel à l'un de ses confrères, il le faisait toujours dans les formes et en vantant les mérites de son collègue. Il repensait à ses heures passées sur des traductions, à se chamailler avec les uns ou les autres sur la signification de tel ou tel mot, sur le sens d'une phrase, sur l'histoire dévoilée et comment elle pouvait changer la vision que l'on avait sur telle civilisation. Il se rappelait les mots, les tons.

Le silence s'étirait entre les deux hommes quand le professeur reprit la parole.

Je ne pense pas que l'un d'entre nous soit capable d'une telle violence. De plus, les hommes qui ont attaqué avaient une marque bien visible : un cimeterre sur la joue gauche. Ils font donc partis d'un clan quelconque, sûrement de gens du désert vu leurs habits. Mais je ne comprends pas pourquoi ils nous auraient ainsi attaqués. A moins, bien sûr, qu'ils n'aient été engagés par quelqu'un. Mais qui et pourquoi?

Ils arrivaient en vue du camp et ils remarquèrent une fine colonne de fumée qui s'en élevait. Le Pr. Lim fronça les sourcils et força l'allure, ressortant son révolver. Plusieurs tentes étaient renversées et celle de la cantine avait pris feu. Ils virent plusieurs corps au sol, tous des confrères, une ou plusieurs flèches les transperçant. Le visage du professeur blêmit. Ils n'entendaient aucun bruit et les assaillants semblaient partis. Nul traces d'eux. Freuzne et le professeur trouvèrent le professeur Qcurden caché sous le lit de sa tente. Petit à petit, les survivants sortirent et se réunirent. Tous étaient en état de choc et ne comprenaient pas ce qu'il s'était passé. Brusquement des nomades les avaient assaillis, tuant une dizaine d'entre eux. Les gardes qui accompagnaient l'expédition avaient riposté sans arriver toutefois à toucher les attaquants. Et ceux-ci s'étaient volatilisés quelques secondes après leur arrivée.

Le Pr. Lim jeta un oeil à Freuzne.

Un avertissement. Visiblement, nos recherches dérangent. Pourtant cette grotte est perdue depuis des siècles, peut-être même des millénaires. Alors pourquoi chercher à nous faire partir? Qu'est-ce qui se cache ici?

Le professeur posait ces questions à voix haute mais il se parlait à lui-même. Et à mesure qu'il parlait son visage se figeait de détermination alors que celui de ses collègues se défaisait. La plupart ne quittait jamais la ville. L'aventure n'était pas pour eux. Surtout pas s'ils risquaient leur vie. Mais le Pr. Lim était d'un autre genre, d'une autre trempe. Il était temps de prendre des décisions. L'expédition pouvait être arrêtée ou bien continuer avec des volontaires connaissant les dangers. Le professeur lui restait. Que les autres choisissent.

Et ils choisirent. La plupart s'en allèrent. Même Freuzne. Il ne resta que le Pr. Lim et Qcurden. Les gardes évidemment. Il n'était pas possible de continuer ainsi, malgré la détermination des deux érudits restants. Vu la position de la grotte, ils avaient besoin d'un minimum de logistique et celle-ci leur fut refusée. Deux personnes, ce n'était pas l'expédition d'envergure que souhaitait l'administration de Sûl-Nar. Il fallait tout reprendre depuis le début, remonter une expédition en tenant compte du danger maintenant dévoilé. Il fallait certes des gens avec des connaissances mais surtout des aventuriers prêts à se battre. Il allait falloir du temps. Beaucoup de temps.