La forêt des mille Sapins [zone publique]

Osme pâlit, se décolora, ses contours se brouillèrent puis il disparut. Puis il réapparut. Puis disparut de nouveau. Au bout de ce qui sembla une éternité à ses compagnes, il apparut de nouveau. En sueur, le nœud papillon de travers. Il s'assit sur un rocher et secoua la tête, l'air grave :

- Excusez, gentes dames, mon moment d'absence, mais l'heure presse, Alice est en train de mourir. Elle ne peut pas venir, parce que venir, ce serait admettre que Ter Aelis existe... Je suis désolé, elle va tellement mal... Et de toute façon, je suis une partie d'Alice. Si elle meurt, je disparais, en même temps que tout le pays des Merveilles.

La Terre est en proie à des horreurs inouïes. Alice croit rêver, mais ce n'est plus l'enfant allongée dans le jardin qui a suivi le lapin blanc, c'est une jeune femme shootée au monde moderne : néons, béton, baise, drogues...

Et je dois avouer que, même moi, je commence à être blasé. Ter Aelis est mon dernier espoir. Je n'arrive plus à rêver sur Terre, Alice non plus. Je ne sais pas quelle proposition implique l'autre.

Sur Terre, je suis allé dans un endroit isolé, et j'ai cessé de réfléchir. J'ai essayé de ressentir. Mais j'étais trop proches des hommes. Alors je me suis enfoncé plus profondément dans le désert. La vie se raréfiait. J'ai continué à marcher, des heures, des jours durant. Et puis, j'ai vu un Prince, petit et blond, qui discutait avec un serpent. Quand le Prince est parti, je me suis accroché à un bout de son âme. Et ça m'a propulsé jusqu'ici. Donc ici est le dernier espoir.

Osme leva son petit menton de rongeur, épongea son front, renoua son noeud papillon, et regarda chacune avec ses grands yeux verts :

- Aidez-moi. Sauvez Alice.

Lùthien avait regardé le lapin clignoter avec un mélange de curiosité et d'effroi.

Il faut donc partir au plus vite. Mais par où commencer? Qu'est-ce qui ferait rêver une enfant désabusée?

L'elfe réfléchissait à haute voix.

Les beaux endroits ne manquent pas, à commencer par cette forêt.

Elle eut une idée.

Crois-tu que visiter un village elfique pourrait l'enchanter, et toi avec? Ils ne se laissent pas facilement approcher au cœur de la forêt mais je connais l'une des communautés qui vit ici je pourrais sûrement nous faire admettre si je leur explique la situation. Les enfants sont très importants pour les elfes. Qu'en penses-tu?

La chasseuse regardait le lapin de ses yeux dorés, tête légèrement penchée, en attente.

Osme voyait dans ces iris dorées quelque chose qui remua doucement un autre quelque chose au fond de lui. Une sensation qu'il avait perçu, fugace, dans le désert, avec ce Prince blond, et aussi à une autre époque, où il ressentait sans corps.

Sa gorge se noua et il essaya de la détendre, en buvant une gorgée de thé, dans une tasse sortie de nulle part, et en posant ses yeux verts n'importe où ailleurs que sur le visage de l'elfe. Ça ne fonctionna pas.
Alors il tortilla sa moustache de sa patte noire. Puis essuya son lorgnon.

Rien n'y faisait. Osme abandonna. Des fourmis dans les pattes, il remua son museau, puis acquiesça à la proposition de Lùthien.

Avec un sourire en coin, l'Elfe se mit en route, et Osme suivit, après avoir renfilé son veston un peu froissé, mais sec. Ni l'un ni l'autre ne remarquèrent que les pointes des oreilles du lapin étaient parsemées de poils blancs.

Ils la suivaient, confiants en ses paroles. Lùthien marchait d'une allure posée, veillant à ne pas fatiguer ses compagnons car la route leur prendrait quelques heures. En chemin, l'elfe leur montra quelques lieux enchanteurs, cascades joyeuses, arbres centenaires au milieu de clairières, formations rocheuses ressemblant à des statues. Elle raconta les légendes associées à chaque lieu. Comment le mage maléfique changea un bataillon d'elfes en hommes de pierre. Comment un elfe trop proche de la nature fusionna avec l'arbre sous lequel il méditait. Comment les cascades étaient nées des rires, des chants et des pleurs de jumelles elfes, une rareté chez ce peuple.

Le temps passa vite, accompagné de la voix chantante de la Chasseuse. Elle n'était pas une conteuse mais elle vibrait de l'amour qu'elle portait à cette forêt, qu'elle avait appris à connaître depuis son arrivée sur Ter Aelis. Enfin, elle fit signe à ses compagnons de s'arrêter et désigna quelque chose sur un tronc.

Ceci, fit Lùthien en pointant un entrelacs de feuilles et de tiges, est un signe, indiquant le chemin du village de Norentya. A partir de maintenant, nous entrons sur leur territoire. Elle se tut un instant, écoutant, humant l'air. Ils ne nous ont pas encore repéré, je vais donc leur laisser un message. Regardant autour d'eux, l'elfe cueillit une petite fleur violette, choisit deux tiges d'herbe tendre. Elle mit les deux tiges parallèles et fixa la fleur entre les deux. Le message dit que nous avons requête, tout simplement.

D'un signe de la main, elle enjoignit Vasariah et Osme à reprendre leur route, qui bifurqua légèrement vers le nord. Quelques minutes après, la trille d'un oiseau attira l'attention de Lùthien, qui sourit et se mit à moduler en réponse.

Nous allons attendre ici, Eärar nous rejoint.

L'elfe s'assit, dos à un arbre. Il ne fallut qu'une petite minute avant qu'une silhouette ne semble sortir de l'arbre contre lequel était assise l'elfe. Longue, longiligne, dorée par le soleil. De longs cheveux blond très clair, entremêlés d'herbes et de feuilles, balayant le creux du dos de l'homme. Des yeux noirs comme le charbon, insondables mais rieurs. Un simple pagne recouvrait Eärar qui s'accroupit près de Lùthien, l'effleurant en une proximité physique qui dénotait la confiance qu'il lui faisait. D'une voix bruissante, il prit la parole.

Bienvenue, Danse avec la Lune. Par respect envers Osme et Vasariah, et aussi parce que leurs langues étaient légèrement différentes, l'elfe parlait en langue commune. Il avait donné le surnom que le village avait donné à Lùthien. Qui sont tes compagnons? Et que pouvons-nous faire pour vous?

La Chasseuse n'avait pas tressaillit à l'apparition d'Eärar, ni même quand son souffle l'avait frôlée tandis qu'il parlait. Et elle se garda bien de bouger le moindre muscle lorsqu'elle lui répondit. C'était leur jeu. Dont les implications étaient nombreuses.

Salutations, Eärar, Danse avec le Vent. Je te présente Osme, le lapin le plus étrange que j'ai rencontré, Vasariah et son compagnon, Ily. Nous sommes là pour sauver une enfant, qui a perdu son imagination. Tu me diras que cela arrive souvent avec les humains, mais d'elle dépend tout un monde. Pour la sauver, il n'y a qu'un moyen : la faire rêver. Lui faire reprendre goût à la vie et à sa beauté. Lui faire redécouvrir qu'en chaque chose se trouve un trésor, qu'elle ne pourra découvrir qu'avec son cœur et son imaginaire. Notre quête commence ici, car les humains ont toujours rêvé des elfes, sur tous les mondes. Norenthya pourrait être le choc qui ouvrira à nouveau son âme qui pourra alors s'abreuver de tout Ter Aelis. Le Conseil le permettra-t-il?

Taliesin frissonna. Il faisait frisquet et sa couverture était à moitié tombée pendant la nuit. Avec un grognement il attrapa le bord de l’épaisse couverture et tenta de la ramener pour qu’elle couvre l’ensemble son corps. Mais elle résistait.

Il essaya encore, en y mettant plus de force, mais cette étrange couverture se débattit tant et si bien qu’il fut obligé de la lacher. Ce n’est qu’après quelques secondes qu’il réalisa que la situation était anormale.

Depuis quand ça se débat les couvertures ? Et depuis quand ça respire ?

Il acheva sa refléxion à voix haute en ouvrant les yeux :
- Et où est-ce que je suis ?

Sa voix avait sonné haute et claire dans la forêt et l’écho se faisait encore entendre lors de son cri suivant :
- Aaaaaaaah !

Il venait de croiser le regard doré de l’immense fauve qu’il avait prix pour une couverture et la bouche garnie de crôcs que celui-ci gardait entrouverte n’était pas pour le rassurer. Se redressant à moitié, il recula vivement, se prit les pieds dans une racine et bascula sur le dos. L’immense fauve n’avait pas bougé et devait surement trouver la situation comique.

En se relevant péniblement, Taliesin remarqua qu’une personne le fixait avec une lueur d’amusement dans le regard. Elle ne semblait pas du tout intimidée par le fauve, bien au contraire.
- Qui êtes-v... commença-t-il avant de se rappeler. Vous étiez dans l’auberge ! Celle de Belthil ! Et moi aussi j’étais à Belthil... Et là, où est-ce que je suis ? Pourquoi êtes vous là ? Où... où sont passés les gardes ? Je pensais avoir été arrété !

Les évènements se replaçaient petit à petit dans sa mémoire. Son arrivée à Belthil, sa rencontre avec l’homme-lézard dans l’auberge, le gobelin mécano, les gardes, l’engin volant.
La femme attendait patiemment qu’il reprenne ses esprits. Après quelques secondes de flottement il reprit son calme et s’assit en face de la jeune femme :
- Comment ai-je atteri ici ?

Vasariah commença à raconter ; comment elle était intervenue alors qu’il était en train d’être enmené par les gardes et comment Ily les avait transportés. A la fin du récit, Taliesin prit quelques secondes pour appréhender la situation.
- Merci, finit-il par dire. Vous m’avez aidé sans me connaitre et vous avez pris de grand risques. Peut-être plus que ce que vous pensez. Je ne l’oublierai pas.
Je m’appelle Taliesin, et les gardes de tout à l’heure sont au service de ma famille. Elle est très puissante à Belthil et dans les environs, elle possède des centaines de commerces, la plupart à Belthil même, et certains ailleurs. Je cherchais à lui échapper comme vous avez pu le voir, car je ne veux pas la rejoindre. Ma décision n’a pas été très appréciée. Grâce à vous j’ai pu m’enfuir, et j’ai une dette envers vous.
Mais, pourquoi m’avez vous aidé, sans me connaitre ?

Osme se laissa tomber sur le sol et de grosses larmes coulèrent sans bruit de ses yeux verts, ce qui alarma ses compagnes. Elles l'entourèrent de leurs bras, et une créature ailée non identifiée qui survolait la forêt à ce moment-là trouva bien étrange le spectacle qu'elle voyait : une elfe et une humaine enserrant un lapin, qui clignotait comme un ver luisant apprenant le morse. La créature s'éleva dans le ciel et disparut.
En bas, Osme essayait de se calmer, sans grand succès. Finalement, Lùthien, exaspérée par la situation, attrapa la bouteille de Pjoh qu'elle avait subtilisé et la colla dans la gueule du lapin, qui fut obligé d'aspirer le liquide pour ne pas se noyer. Vasariah tira un grand mouchoir à carreaux d'on ne sait où, et le tendit au lapin en lui gratouillant le haut de la tête, juste entre les deux oreilles. Un bruit de trompette retentit et Osme se calma enfin.
Il voyait bien que ses... Ses... Amies ? Oui, il pensait pouvoir dire ses amies. Bref, elles s'inquiétaient qu'il n'ait toujours pas prononcé un mot. Cependant, sa voix était bloquée.
Il les prit donc chacune par la patte (ou par la main, selon d'où on regarde) et ferma les yeux. Quand les filles rouvrirent les yeux, elles flottaient, translucides, à quelques centimètres au-dessus d'un sol qu'elles ne connaissaient pas. La Terre.
Il fait nuit. Les Aélissiens sont dans un champ, remplis de jeunes, de lumières fluo et d'une musique agressive. Ils remarquent une jeune fille, qui doit avoir seize ans, dix-sept maximum. Ses longs, très longs cheveux cheveux sont décolorés en un blond presque blanc. Elle semble en transe, à se mouvoir sur la musique, en sueur. Elle a un joint à la main et de grosses ecchymoses au creux des coudes. Un préservatif tombe de la poche arrière de son jean, mais elle ne s'en rend pas compte. Soudain, une autre fille la bouscule. La blonde se retourne et lui colle une gifle magistrale. Les filles se battent.
Lùthien et Vasariah se rapprochèrent l'une de l'autre, et cherchèrent Osme du regard, terrifiées. Le lapin observait la scène d'un air détaché. Blasé. Comme s'il avait l'habitude. Et à la réflexion, ce devait être le cas.
Puis, la blonde est attirée dans les bras d'un jeune homme, qui l'embrasse goulûment. On ne sait pas trop si elle est consentante ou pas, mais rapidement, elle rend son baiser au jeune homme.
Osme jeta un coup d’œil à ses compagnes, et, voyant leurs visages, leur épargna la suite. On entendit comme un bruit de pages qui se tournaient très rapidement et soudain, ce fut quelques minutes avant l'aube.
La fille de tout à l'heure sort d'une tente, en jean et soutien-gorge noir. Sa poitrine est marbrée de bleus et de traces de griffures. Elle enfile un débardeur tout en se mettant à courir. Elle paraît courir longtemps même si les Aélissiens ne perçoivent pas le temps qui passe sur Terre. Les pieds nus sont écorchés. Elle court, elle court, puis franchit une dune de sable et de terre mêlés et s'arrête. L'océan Atlantique est là, à quelques mètres devant elle. Elle retire ses vêtements et se jette dans l'eau glacée, toujours silencieusement. Elle pleure, de gros sanglots secouent son corps trop maigre. La jeune fille se frotte la peau avec du sable, jusqu'à atteindre la couleur d'une écrevisse cuite. Puis elle sort de l'eau. Elle s'assoit grelottante sur le sable pour finir de pleurer tranquillement. C'est comme un poison qui suinte, il faut le laisser sortir. Une fois calmée, Alice (car c'est bien elle) se relève, face aux gros rouleaux d'eau gris-vert et hurle : "Je veux vivre !" puis se rhabille doucement. L'image s'estompe en même temps qu'Alice franchit la dune dans l'autre sens.
Osme se rapprocha de Lùthien et de Vasariah : "Rentrons."
Quand tous reprirent leurs esprits, ils étaient dans la forêt, couvés d'un regard intrigué par l'ami de Lùthien.
"Grâce à vous, Alice a entamé sa guérison, en faisant le plus difficile : admettre qu'elle est malade. Ne nous arrêtons pas en si bon chemin." Osme se releva et épousseta sa veste. Personne ne remarqua sur le moment que sa petite queue de lapin n'était plus noire, mais blanche comme la neige...

Au milieu d'une toute jeune verdure, une rivière traçait ses méandres. Entre ces méandres se dessinaient bosquets et prairies ou paissaient nolchégnousteaux et autres nesbressaux. Les pioupioux des censséaux racontaient comme les mâles étaient beaux et les femelles naïves, comme la vie _non, la survie_ était si simple, si stupide ; animale, comme il suffit à ces bêtes là.

Quelques vagues aéliséens vaquaient non loin de là à combler leur temps de vie, oubliant qu'animaux eux aussi étaient soumis aux mêmes impératifs naturels que ceux qu'ils mangeaient en en-bourre-gueules, dégustés pour la plupart avec grand plaisir, accompagnés de sauces et de copeaux frits.

C'est le règne de la papille au pays de la vie, la grosse commission posée sur la santé, la survie. conclut Linae.

Stéa, frêle et béate, grimaça devant cette image qui heurtait sa pudeur.

Quoi, t'es pas de mon avis?

Linae, la bonne trentaine maintenant, était vêtue d'une jupe bleue jean et d'un haut rouge carmin. Ses cheveux épais et noirs coiffés en longue natte faisaient ressortir l'éclat brut reflétant dans ses pupilles, enclaves éternelles de ses iris marron.

Après, je sais pas si tu peux comprendre tout ça toi. C'est vrai non? T'es parfaite...

Oh arrête je t'en prie! Tu as sans doute raison, je ne sais pas. En fait, ils peuvent faire ce qu'ils veulent, ça ne les ramènera pas au grand jardin. Moi, pourvu qu'on me laisse en paix, c'est tout ce qui compte.

Stéa était maigre, trop grande pour être belle, pratiquement au strict opposé de sa pote.

Mais si tu allais faire les boutiques de temps en temps, ça serait bénéfique pour tout le monde. Regarde : tu dépenses ton fric ou celui des autres peu importe, tu t'achètes de jolies petites frusques, un petit pantalon tout mimi et une veste mi-saison qui iraient ensemble, un joli sac, des petites chaussures sans talon et hop, le bonheur!

Peu réceptive au conseil de son amie, Stéa n'avait même pas le temps d'en placer une.

Parce que là, ton espèce de drap fermé derrière, je sais pas depuis combien de siècles tu le portes mais il doit plus être très propre! se moqua-t-elle.

Choquée, ses joues creusées et pâles se parèrent d'une tonalité timidement rosée.
N'importe quoi elle! Je les lave, tu sais? Si tu venais plus souvent chez moi, tu aurais pu voir ma machine à laver ; j'ai tout ce qu'il faut c'est gentil de demander.

Stéa n'aimait pas les moqueries, probablement parce qu'elle n'avait pas reçu le sens de l'humour parmi la foule de conneries inutiles qu'elle maîtrisait.

Ah... parce que tu en as plusieurs? Plusieurs fois la même fringue?
Ses bras chutèrent, sa mandibule se décrocha, tomba et se décomposa dans les hautes herbes où elles étaient installées.

Ma pauvre, faut vraiment que quelqu'un fasse quelque chose pour toi.

Les deux femmes, assises l'une contre l'autre, meublaient leur existence. C'était la seule chose à faire puisque plus rien ne se passait.

Lili... Tu crois que cette histoire va se terminer un jour?

L'air nostalgique, l'ancienne élève d'un curieux personnage répondit :
Tu m'en poses des questions... j'en sais rien. Pour être honnête, je sais même pas si les affaires vont reprendre. Freuzne y croit de moins en moins, lui, cet optimiste de premier ordre! Alors va savoir, ptetre que c'est la motivation qui fait défaut, la lassitude. Je sais pas. En attendant, je t'invite au resto!

Ah cool! En-bourre-gueule? Je veux un menu maxi, un grand cota, un big dalle, patatoz et une scream-ball.

Yeux écarquillés, Linae hocha de la tête en signe d’acquiescement.

Un p'tit ciné après? Tu choisis, je raque.

Bien des semaines plus tard...

C'est le bordel, y a rien à faire : ça ne s'arrangera pas tout seul.

Le petit appartement où vivait Linae relevait plus d'un champ de bataille poussiéreux, crasse et malodorant que d'une chambre de princesse. Les couverts d'une dizaine de jours s'accumulaient dans son évier, des restes alimentaires séchaient dans ses ustensiles de cuisine, qui soit dit en passant n'étaient pas systématiquement relavés avant réutilisation, sans que ça ne l'affole plus que ça. Sauf quand vraiment, mais vraiment, il fallait faire quelque chose.

J'ai faim.

Elle attrapa et mangea la dernière part de gâteau qui lui restait, cachée dans un placard, puis s'attaqua à contre-cœur à la monstrueuse vaisselle en entonnant une triste ritournelle "plonger, frotter, rincer, essuyer, plonger, frotter, rincer, essuyer...". L'eau chaude, presque bouillante qu'elle venait de verser refroidissait à grande vitesse ce qui avait le don de la mettre en pétard ; renouveler l'eau lui faisait perdre trop de temps. Surtout quand il s'agissait de s'occuper du ménage, elle avait toujours mieux à faire. L'eau chaude revenue, la routine reprit.
Oh 'tain, c'est pas vrai! râla-t-elle, retirant ses gants avant de plonger une main dans l'eau déjà à peine tiède. Main nue, elle pouvait sentir les degrés Celsius s'effondrer jusqu'à ce que les gouttes posées tout autour se mettent à givrer. Elle marqua une pause devant cet étrange phénomène, puis saisit un torchon posé sur une chaise derrière elle et s'en alla vers la porte d'entrée pour y coller son œil droit au judas, perchée sur la pointe des pieds. Après le clac sonore des verrous retirés, la porte s'ouvrit, laissant apparaître sur le pallier la cause de cette atypie que Linae fusilla du regard. La jeune femme fit demi-tour et rentra à l'intérieur en disant, lasse :
Rentre, c'est pas la peine de te geler dehors.

Pour se faire pardonner, Freuzne consentit à lui donner un coup de main.
Je nettoie, tu essuies. Capiche?

Ils tinrent une conversation sans grand intérêt, des bavardages lambda.
"-... Donc je passe en caisse, normal, sauf qu'au moment de payer la vendeuse me dit qu'elle n'a plus assez pour me rendre la monnaie. Moi, tu me connais, je reste calme, stoïque : je lui dis "ça va être gênant!". Tu sais ce qu'elle me dit l'autre?
- Non, mais je ne vais pas tarder à le savoir...
- Elle me dit "ben alors on fait quoi?", genre c'est à moi de trouver la solution! Grand n'importe quoi, j'hallucine. Bref, elle me propose d'acheter des trucs en plus, des babioles pour arriver au prix.
- Oui je vois....
- Alors je retourne dans le magasin, je prends des sous-vêtements, vais en cabine puis reviens la voir après en disant "ça y est c'est bon" en lui tendant l'article. Elle me dit que ça dépasse un peu le total de mon billet et qu'il va falloir que j'en remette. Tu sais ce que je lui dit?
Freuzne, qui n'écoutait que d'une oreille, fit mine d'attendre la réponse par un haussement de sourcils.
- Je lui dis "non mais celle là que je vous tend c'est juste pour scanner, moi celle que j'achète, je l'ai déjà enfilée" et je lui montre pour qu'elle comprenne. Du coup, comme ils pouvaient pas la remettre en rayon, la vendeuse a fait genre que j'avais une petite réduc' histoire que je fiche le camp.
Le temps passait.

Lorsque la corvée de vaisselle fut terminée, Linae proposa à son ancien tuteur de manger ensemble, ce qu'il déclina aimablement.

En revanche, j'ai un truc à te demander. Enfin, c'est si tu peux, sinon c'est pas grave, je chercherai ailleurs. dit-il, feignant de ne pas être plus intéressé que ça.

Vas-y je t'écoute.

Est-ce que tu aurais le temps de faire une petite apparition dans un Rp où je suis en ce moment?

Linae ne comprenait pas. Un... aire-pet? C'est une nouvelle caunerie ça non?

Freuzne se résigna. Soit elle préférait feindre de ne pas comprendre pour ne pas le vexer à refuser, soit elle n'était pas encore consciente du monde dans lequel elle existait. Dans les deux cas, il était mieux pour lui de laisser tomber.

Non c'est rien, oublie ; je vais m'arranger autrement. Merci quand même!

Ces deux là se quittèrent ici, Linae retournant à la solitude dans son petit studio plus propre que tout à l'heure.

Un Air-pet... Moi là dedans? Non mais quel gros dégueulasse!