Meadows relisait le rapport du vice-directeur Simonson.
Il le connaissait pratiquement par cœur pour l’avoir lu en long et en large ces dix derniers jours. Cependant il n’arrivait toujours pas à se remettre du choc.
C’était impensable. Et pourtant les faits étaient là. Alignés en colonnes et en schémas dans les quelques huit cent pages des annexes de l’Observatoire Océanographique : les océans étaient morts, terrassés par la pollution de dizaine de milliards d’humains.
Meadows soupira bruyamment. « Le pouvoir est un jeu solitaire ». Il se rappelait les cours de management de Yale. Mais aucun livre, aucun enseignement, aussi excellent soit-il, n’aurait pu le préparer à tant de solitude.
D’ici quelques minutes, il devrait présenter au conseil d’administration de la Compagnie, leur nouveau produit commercial : un composé nutritif riche en protéines et oligo-éléments, issu du plancton.
La campagne publicitaire était d’ailleurs fin prête et les premières affiches pourraient être placardées dans les rues de New York d’ici quelques jours. La mégapole américaine avait été choisie pour servir de test à ce nouveau produit.
Meadows, sentait un creux au fond de son ventre. Il n’avait jamais été aussi stressé, pourtant ça ne serait pas son premier exposé devant le gotha. Depuis qu’il était cadre chez Soylent, il avait pris l’habitude des mondanités et des réunions de travail. Son boulot faisait de lui un nanti, un dieu parmi les hommes. Pourtant aujourd’hui, il craignait de céder sous le poids de la responsabilité.
Il prit un fruit dans la corbeille posée dans un coin de la pièce. Il l’examina un instant. C’était une poire. Il avait toujours trouvé naturel de manger des fruits quand bon lui semblait. C’était tout le paradoxe de sa situation : les fabriquants de substituts nutritionnels, mangeaient eux, de vrais aliments.
Il reposa le fruit, mal à l’aise, pour ensuite se diriger vers la console de rétroprojection.
Il tapota la commande et fit défiler le programme « mortuaire ». Il arrêta l’image sur un ciel rouge flamboyant. Les couleurs lui paraissaient surnaturelles. Il n’avait jamais vu un ciel comme celui-là. C’était un crépuscule comme le Monde n’en avait pas vu depuis des décennies. On aurait dit que les nuages étaient en feu. Le contraste entre le rougeoiement des nuages, l’azur et la fraîcheur des arbres encore bien verts le fascinait.
Il sortit à grand peine de sa rêverie lorsqu’un téléphone tinta sur la table de réunion. Meadows décrocha et écouta. Une secrétaire lui annonçait que les membres du Conseil d’administration étaient arrivés et qu’ils s’apprêtaient à venir le rejoindre.
Le jeune homme raccrocha laconiquement. Il resserra le nœud de sa cravate et prit un instant pour bien observer la salle. Le mobilier ultra-moderne était confortable et affichait très ostensiblement le goût de la société pour le luxe. Des fenêtres, filtrait la lumière verdâtre de l’atmosphère polluée de la ville. A cette hauteur, ils dominaient toute l’île de Manhattan, autrement dit le Monde entier.
Meadows respira lentement pour faire baisser sa tension.
La grande porte s’ouvrit et les premiers administrateurs entrèrent.
La réunion pouvait commencer.
Très vite il se rendit compte que son auditoire était conquis d’avance. Tous étaient très enthousiastes et excités par ce projet. Meadows se demandait d’ailleurs s’ils en avaient bien compris les réels tenants et aboutissants. Mais il se laissa vite gagner par l’euphorie et l’ambiance surréaliste.
Il présenta le rapport Simonson dans ses grandes lignes : le Soylent Vert serait le troisième produit de la gamme Soylent. Il serait distribué tout d’abord une fois par semaine, le mardi, à la population urbaine. La propagande commerciale annoncerait l’arrivée sur le marché de ce produit miracle, à grand renfort de spots et de slogans, vantant les bienfaits du plancton marin.
Pas un seul des administrés ne douta qu’aucun lien ne serait fait entre le produit fini et la chaîne de production.
Pour finir, Meadows annonça l’ouverture prochaine dans le pays, de trois nouveaux « Foyers », les centres funéraires où étaient collectées les protéines des vieillards volontaires à l’euthanasie. Beaucoup d’anciens usés par la vie, adoptaient cette solution : ils préféraient mourir en se rappelant le Monde de leur jeunesse, plutôt que de faire face aux réalités de la modernité.
On discuta des modalités de reversement des primes décès aux ayants-droits et à un éventuel système d’allègement fiscal, lequel serait discuté avec l’administration fédérale.
La dernière partie de la réunion consista à visionner le film mortuaire projeté auxdits vieillards. Le Conseil d’administration le trouva très bien élaboré, et admirèrent les images d’archives d’une nature qui n’était plus ; tous félicitèrent Meadows pour ses excellentes initiatives avant de quitter la salle de réunion.
Quand tous furent repartis, celui-ci s’accorda un soupir de soulagement extrême. Aucun membre ne s’était inquiété de la question qui terrifiait Meadows : personne ne demanda pourquoi il était plus facile de recycler les morts que de filtrer le plancton.
Le rapport Simonson et les études de l’observatoire océanographique Soylent pourraient dès lors prendre la poussière sur une étagère quelconque…
(librement inspiré du film «
Soleil Vert » de Richard Fleisher)